Entre le mouvement des Gilets jaunes, qui révèle les fractures entre les classes populaires et le pouvoir, et ses propres errements, le parti d’Emmanuel Macron joue gros aux prochaines Européennes. Du succès ou de l’échec de LREM à ce scrutin pourrait bien dépendre la poursuite des réformes contestées du pouvoir en place. Analyse.
Les élections européennes vont se tenir après plus de cinq mois d’un mouvement social sans précédent, qui n’est comparable en ampleur et en signification qu’à celui de mai 1968.
Ce mouvement des Gilets jaunes a été aussi marqué par l’ampleur et la violence d’une répression de masse, une répression qui s’est traduite par des dizaines de blessés graves et des morts (un à Marseille du fait des forces de l’ordre), mais aussi par des abus de pouvoir multiples en ce qui concerne la justice.
Il laisse donc une fracture béante dans notre pays.
Cette fracture entre les dirigeants et les dirigés, entre les classes possédantes et le peuple, n’est pas prête de se refermer. Ce mouvement a fait éclater le vernis policé que les gouvernants affectaient de conserver et il a révélé l’ampleur du mépris et de la haine de classe vis-à-vis des classes populaires que ces mêmes gouvernants et les personnes à leurs gages professent en réalité.
Ce mouvement a aussi provoqué les premières fissures notables au sein du bloc au pouvoir. Des divisions intestines se sont fait jour. Des ralliements attendus ne se sont pas produits. Ce sont les équilibres du pouvoir qui ont donc été touchés en plein cœur. Car, il faut ici le rappeler, si le bloc au pouvoir est ancien, sa forme politique actuelle est encore neuve et par là fragile. Les errements de la tête de liste LREM-MODEM, Mme Nathalie Loiseau, sont l’exemple emblématique de cette fragilité.Ce mouvement a aussi mis en échec l’ordre du jour d’Emmanuel Macron et de son gouvernement. Ces derniers s’étaient fixé des objectifs ambitieux en matière de mutation du cadre social et politique français. Ils ont été contraints de retarder un certain nombre de leurs réformes et ils peinent aujourd’hui à se relancer.
Pourtant, ils n’ont pas abandonné leurs projets de destruction de l’ensemble des institutions sociales de la France, telles qu’elles avaient pu être construites après 1945. De même n’ont-ils pas abandonné les projets de refonte des institutions qui accéléreront encore plus la dérive antidémocratique de cedit pouvoir.
Des élections déterminées par un contexte franco-français
Les élections européennes sont donc importantes, parce qu’elles s’inscrivent dans ce contexte particulier: un pouvoir mis en déséquilibre par un mouvement qu’il n’avait pas vu venir; un pouvoir obligé de passer brutalement du discours du «mouvement», qu’il avait adopté au point même d’en faire son nom, à la rhétorique de l’ordre. Un pouvoir, il convient de le répéter, qui a été profondément fragilisé par les échecs subis et qui a dû abandonner une bonne partie de son discours économique, allant jusqu’à promettre près de 20 milliards d’euros aux Français.
L’importance de ces élections ne provient pas des pouvoirs, fort limités par ailleurs, des députés au parlement européen. Leur importance n’est nullement dictée par la possibilité, qui est largement illusoire, d’infléchir une Union européenne dont on sait que les mécanismes politiques et économiques sont largement verrouillés et ne pourront être affectés par les nouveaux élus, quand bien même ces derniers auraient une majorité au parlement.
De ce point de vue, l’idée d’un changement progressif de l’Union européenne est un leurre, que ce soit pour les changements politiques comme le réclame la tête de liste des Républicains, ou des changements économiques, sociaux ou écologiques que des groupuscules, allant des débris du PS alliés à Place Publique à Europe Écologie Les Verts affectent de croire possibles. En réalité, seules des mesures unilatérales, confrontant les autres pays au risque d’un éclatement complet de l’Union, sont susceptibles de provoquer un quelconque changement. Il faut se faire à cet état des choses: le seul moyen de faire bouger l’UE c’est de prendre le risque assumé de la briser.
Le contexte décisif de ces élections est donc français, et ce quelles que soient les volontés, bonnes ou mauvaises, des uns et des autres concernant l’Union européenne.L’importance des enjeux
De fait, les enjeux de ces élections sont importants. Politiquement, elles peuvent décider de l’enracinement ou non du parti du Président. Que la liste LREM-Renaissance, issue d’un accord entre LREM et le MODEM, fasse un score de plus de 23%-24% et le parti du Président sera en bonne posture pour les élections municipales de l’an prochain, qui seront quant à elles décisives pour l’enracinement local de cette formation.
Le parti du Président reste une construction neuve, tiraillée entre des positions politiques et des ambitions personnelles divergentes. Il a donc désespérément besoin d’enracinement concret, sinon ces tensions vont aller en se développant. Symboliquement, le pouvoir n’hésitera pas à utiliser un possible succès, même fort limité, dans ces élections européennes pour prétendre qu’il a été relégitimé par les citoyens. Symboliquement, encore, il espère user de cet hypothétique succès pour refermer ce qu’il appelle la «parenthèse» du mouvement des Gilets jaunes.
Même si un mouvement d’une telle ampleur ne sera pas conduit au tombeau par un simple vote, tactiquement, un succès de la liste LREM-Renaissance pourrait retarder de plusieurs mois, voire de plusieurs années, les effets du mouvement social. C’est pourquoi l’enjeu de ces élections est important, et dépasse de très loin le discours tenu par les «européistes». Libérés de la crainte du mouvement, Emmanuel Macron et le gouvernement pourraient chercher à repartir de l’avant vers de nouvelles démolitions du cadre social et démocratique du pays. Au contraire, un échec les ramènerait à la réalité et accélèrerait les ferments de décomposition que l’on sent aujourd’hui au sein de ce que l’on appelle le «bloc bourgeois».
Les effets de la fragmentation de l’espace politique
Pourtant, on pourrait penser que les précédentes éditions des élections européennes, un scrutin qui est parfois qualifié de défouloir, ont montré que celles-ci n’ont qu’un impact très relatif sur les scrutins nationaux qui suivent. Ainsi en est-il du bon résultat réalisé en 2014 par la liste du Front national, qui n’avait pu empêcher l’échec net et cinglant de Marine Le Pen aux élections présidentielles de 2017.
De même, on peut penser que ces élections n’ont aucun impact sur les politiques pratiquées. Ce n’est pas faux. Il convient néanmoins de rappeler ici que dans tout scrutin il peut y avoir une dimension «défouloir». Avancer, de plus, que ce type de scrutin n’a qu’un impact très relatif sur les scrutins nationaux revient à ne prendre en compte que les impacts directs et non les impacts indirects, comme la constitution (ou non) d’un rapport de forces. Tenir ce genre de position révèle en réalité une vision très restrictive, et par là fausse, de la vie politique française, de ses rythmes et de la conflictualité qui s’y manifeste.Ces élections vont se faire dans un contexte d’éclatement important des forces politiques. Il reflète le mouvement de recomposition que traverse l’espace politique français. De plus, il ne faut pas se masquer la réalité, le camp souverainiste affronte ces élections dans une situation difficile, marquée par une fragmentation extrême, mais aussi par des attitudes ambiguës qui instillent le doute dans l’esprit d’un grand nombre et qui démobilisent les volontés. On doit constater que le mélange de choix tactiques à courte vue, d’absence de sens politique, de comportement groupusculaire et de sectarisme a abouti à cette fragmentation.
Il n’en reste pas moins qu’Emmanuel Macron joue gros dans ces élections. Que la liste LREM-Renaissance soit devancée par une autre, qu’elle tombe significativement sous les 24% qui s’étaient portés sur le nom d’Emmanuel Macron au premier tour des Présidentielles, et ce dernier sera mis très sérieusement en difficulté.
Auteur : Jacques Sapir