Le traité de Versailles bouleverse la carte du continent. Sur quels critères ? Explications de l’historienne Isabelle Davion.
Le Point : Quelle méthode a-t-on suivie pour décider des modifications territoriales ?
Isabelle Davion : Dès 1917, les Alliés ont réuni des experts, des économistes, géographes, historiens, etc. pour circonscrire sur les cartes les éventuels problèmes, en particulier en Europe centrale comme à l’Est, où de nouveaux pays s’agrandissaient ou se (re)dessinaient, Roumanie, Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie… On a élaboré des « banques de données ». Mais la classe politique a aussi organisé des réunions confidentielles sur la question des buts de guerre et pour des régions plus sensibles, comme les frontières franco-allemandes ou les frontières italiennes.
Qu’en fut-il des frontières de la France ?
Le but était d’assurer la sécurité face à l’Allemagne. Une faible minorité en France plaide pour son morcellement, on lui préfère la solution d’un détachement de la Rhénanie qui deviendrait autonome, formant ainsi un cordon sanitaire entre les deux pays. Wilson et Lloyd George sont contre un détachement de la Rhénanie qui pourrait déboucher sur une « Alsace-Lorraine » à l’envers. On aboutit à ce qu’on a appelé le « compromis rhénan » : une démilitarisation perpétuelle assortie d’une occupation militaire qui devait durer jusqu’en 1935. La France élabore aussi un plan économique qui renverserait le rapport de forces jusque-là favorable à l’Allemagne, en rendant celle-ci dépendante des ressources minières françaises. C’est le but, entre autres, du transfert de propriété des mines de charbon de la Sarre, région qui sera placée sous le mandat de la SDN jusqu’au plébiscite de 1935. Mais le plan sidérurgique français sera un échec.
Les Anglais ont-ils le même objectif à l’égard de l’Allemagne ?
La démarche punitive est comparable, mais leur but est de mettre fin à la puissance impériale allemande, de museler en particulier sa puissance navale, tout en permettant de reconstruire la puissance économique anglaise.
Et les Américains ?
Ils se situent davantage sur un plan idéologique. Ils entendent installer un nouvel ordre moral, un ordre mondial obéissant aux valeurs américaines, le libéralisme économique et politique. Parmi les nouveautés, le droit à l’autodétermination, qui est un droit à l’expression, et qu’on a souvent confondu avec un droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
L’accord est-il facilement trouvé entre alliés ?
Précisons que les trois grandes puissances ne sont pas alliées : les États-Unis sont, eux, associés. Être allié, cela signifierait être engagé par des alliances ou des accords intermédiaires conclus durant la guerre, comme avec l’Italie à qui l’on promet certains territoires en 1915 contre son entrée en guerre du côté de l’Entente : cet accord de Londres, ainsi, n’engage pas les Américains. L’accord, lors du premier brouillon, se fait d’abord sur la réduction de l’armée allemande. Mais les discussions patinent, car elles ont lieu au sein d’un Conseil des 10 que l’on réduit en avril à un Conseil des 4, en y incluant l’Italie.
Comment fixer le montant des réparations exigées de l’Allemagne ?
L’idée est de mettre en place une paix de droit où chaque centime versé serait justifié : par exemple, la France demande à chaque foyer des régions envahies de dresser un inventaire des pertes et dommages. Mais par la suite, on ne tiendra pas vraiment compte de ce chiffre. Le montant, fixé à 231 milliards-or, sera abaissé à 132 milliards.
De nouveaux pays se forment, dont la Pologne, qui reçoit le soutien inconditionnel de la France. Pourquoi ?
Des relations historiques fortes, non exemptes de quiproquos, unissent les deux pays depuis le XVIIIe siècle. La Pologne est parfois présentée comme la sœur catholique de la France à l’Est. Par ailleurs, il existe déjà une forte émigration polonaise en France. C’est la seule cause qui fasse l’unanimité politique en France, ce qui n’est pas le cas, par exemple, de la Yougoslavie, dont le principe de création a été acté par les Slovènes, Croates et Serbes, lors de la déclaration de Corfou le 20 juillet 1917.
Le dépècement de l’Empire austro-hongrois était-il une fatalité ?
Non, et il faudra attendre le printemps 1918 pour que les Alliés renoncent à l’idée de le préserver. Jusque-là, on en aurait volontiers fait une fédération démocratisée et républicaine, un pivot qui maintiendrait l’équilibre sur le plateau européen. Ce projet est remis en cause par les déclarations des nationalités, d’abord autrichienne, puis tchèque, hongroise, polonaise… dont les conseils nationaux ont ouvert leurs sièges à Paris et qui précisent leurs revendications indépendantistes. Avec la Révolution bolchevique de 1917, la carte de l’Europe est modifiée en profondeur : il faut mettre en place un cordon sanitaire de pays alliés.
Quels ont été les gros points de friction entre « alliés et associés » ?
Hormis le compromis rhénan où Clemenceau a dû composer entre les négociations à la conférence et les pressions « sécuritaires » de Foch et Poincaré. Autre point de friction : le sort du port de Fiume que revendiquent les Italiens et les Yougoslaves, ces derniers soutenus par la France, à tel point que le délégué italien quitte la conférence. Autre sujet chaud : va-t-on intervenir aux côtés de la Pologne qui lutte contre l’Armée rouge ? Finalement, on envoie des missions militaires. Enfin, Anglais et Français sont en désaccord au sujet des fameux « accords » Sykes-Picot (1916) sur la répartition du Proche et du Moyen-Orient entre zones françaises et anglaises. Pour les Britanniques, il s’agissait d’une simple discussion informelle, non d’un accord gravé dans le marbre.
Comment juger le bilan territorial du traité ?
Le traité est le meilleur compromis possible au moment où il a été signé. Il prévoit de protéger les minorités, de consulter les populations et de nombreux référendums seront organisés les années suivantes : à Eupen-Malmédy, dans le Schleswig-Holstein, dans la Sarre, en Silésie. Ce traité était souple, il prévoyait des révisions possibles dans le cadre de la SDN. Son efficacité reposait sur la continuité d’une coopération entre pays alliés qui a cependant fait long feu à la fin des années 1920. Ainsi sur les réparations, on négocie en 1932 afin d’en délier les Allemands. Dès le retrait américain des affaires européennes en 1920, les Alliés sont retombés dans leurs vieux démons : relations bilatérales, négociations confidentielles. On est revenu au concert européen du XIXe siècle.
Est-ce ce décalage qui explique la légende noire du traité ?
Oui. Un autre décalage l’accentue. On répète à tort que les Alliés ont découpé arbitrairement les territoires de l’Est et du centre de l’Europe. Mais les populations dans ces pays ont pris leur destin en main, pratiquant une politique du fait accompli sur laquelle il n’était pas possible de revenir.