Le cargo pétrolier Safer, abandonné depuis quatre ans au nord de la ville yéménite de Hodeïda avec plus d’un million de barils de pétrole à son bord, pourrait exploser à tout moment. Telles sont les conclusions des analystes du Conseil de l’Atlantique, présentées dans un rapport publié fin juillet.
Le pétrolier Safer, construit au Japon en 1976 à la demande de la compagnie pétrolière éponyme – la principale du Yémen à l’époque – était utilisé jusqu’en 2015. Ses 34 réservoirs pouvaient transporter jusqu’à 1,1 million de barils dans différents pays et continents. Jusqu’à ce qu’une guerre civile éclate il y a quatre ans. Le navire a alors été amarré à 4,2 miles de la côte et transformé en unité flottante de stockage et de déchargement (FSO) de pétrole. Il a été relié à un tuyau depuis la surface, capable de remplir les réservoirs du cargo jusqu’à 200.000 barils par jour. Il pourrait exploser à tout moment, écrit le quotidien Izvestia qui s’est interrogé sur les conséquences que pourrait avoir cette catastrophe éventuelle au niveau mondial.
Comment tout a commencé
Le pétrolier s’est transformé en bombe flottante après s’être retrouvé sous le feu croisé de la guerre civile yéménite. Le navire abandonné en désintégration, qui n’a pas été entretenu depuis plus de quatre ans, risque de provoquer une catastrophe écologique sans précédent en mer Rouge.
Les réservoirs du cargo contiennent quatre fois plus de pétrole que le pétrolier Exxon Valdez, qui s’était échoué au large de l’Alaska le 23 mars 1989. Les 260.000 barils de pétrole déversés avaient recouvert une immense surface adjacente à la baie du Prince-William – 28.000 km². 2.000 km de ligne côtière avaient été pollués. Cette catastrophe écologique était considérée comme la plus importante en mer jusqu’à l’accident du puits de forage Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique le 20 avril 2010.
«Si le cargo se désintégrait, avait une brèche ou explosait, toute la côte de la mer Rouge serait polluée. En fonction de la saison et des courants maritimes, la marée noire pourrait s’étendre du détroit de Bab-el-Mandeb jusqu’au canal de Suez, voire même jusqu’au détroit d’Ormuz. Je n’ose même pas évaluer en chiffres le préjudice qui serait infligé par l’explosion ou la désintégration du Safer. C’est à l’Onu de le faire», a déclaré au Conseil de sécurité Mark Lowcock, secrétaire général adjoint de l’Onu aux affaires humanitaires.
Les Houthis, groupe rebelle chiite, considèrent le cargo comme leur trophée de guerre et refusent d’autoriser une inspection par une délégation d’experts de l’Onu. Son chargement est estimé à environ 70 millions de dollars.
Les conséquences éventuelles
Le déversement du pétrole que contient le cargo pourrait avoir des conséquences graves et très destructrices. La pollution des systèmes d’adoucissement d’eau priverait des dizaines de millions de personnes d’accès à l’eau potable, alors même que certaines sont déjà au seuil de la famine. Cela détruirait également les écosystèmes maritimes qui protègent les récifs de corail, qui servent de défense contre le réchauffement climatique pour le reste du monde. La fermeture temporaire des itinéraires maritimes de la mer Rouge serait également un coup dur pour l’économie mondiale. La situation provoquerait dans la région un nouveau conflit armé à cause de la lutte pour les produits de première nécessité et la survie.
Les déversements pétroliers en mer constituent des phénomènes complexes. Même une simulation très approfondie et détaillée sur ordinateur ne peut pas prédire exactement comment se déroulera une catastrophe. La situation est impactée par les courants, les vents, la météo, mais aussi par de nombreux autres facteurs extérieurs. La composition du pétrole et la nature de la source de déversement jouent un rôle décisif. Tout épisode de déversement de pétrole est une situation d’urgence. Et quand il s’agit d’un million de barils, ce n’est rien d’autre qu’une catastrophe globale.
Le quotidien espagnol El Mundo rappelle l’incident qui s’était produit quand les forces de Saddam Hussein avaient déversé près de 1,2 million de barils dans le golfe Persique pendant la guerre du Golfe. La marée noire avait été de 10 cm d’épaisseur sur une superficie de 10.000 km².
Les manœuvres de contournement
Un tel déversement de pétrole en mer Rouge affecterait immédiatement l’économie mondiale. Selon Mark Lowcock, le transit maritime via la mer Rouge avoisine 5,5 millions de barils par jour et représente 8-10% du commerce mondial. Le blocage de cet itinéraire forcerait tous les navires entre l’Asie et l’Europe à contourner l’Afrique au lieu de traverser le canal de Suez.
Inutile de calculer exactement les frais supplémentaires engendrés par les milliers de kilomètres et les délais supplémentaires, les dépenses pour le carburant: ils seraient exorbitants. Le prix des matières premières, notamment du pétrole, monterait en flèche, prédisent les experts du Conseil de l’Atlantique. La compréhension d’un plus large spectre de conséquences nécessite une étude minutieuse des conditions locales.
La mer Rouge est une grande lagune semi-fermée avec une seule sortie (naturelle): le détroit de Bab-el-Mandeb dans le golfe d’Aden. Selon Viviane Menezes, chercheuse à l’Institut océanographique de Woods Hale, il existe une sérieuse turbulence en mer Rouge, mais aussi deux modèles de saison en matière de courants. En hiver, le flux dominant se dirige au Nord vers le golfe d’Aqaba. La marée noire atteindra inévitablement l’île Kamaran, le courant frontalier oriental pourrait potentiellement propager une grande partie de la nappe au large de l’Arabie saoudite, alors que les courants locaux pourraient, dans certaines circonstances, propager le pétrole pratiquement jusqu’à l’entrée du canal de Suez. En été dominent les courants en direction du Sud, c’est pourquoi la marée noire pourrait s’étendre de Bab-el-Mandeb sur tout le golfe d’Aden.
Tout le monde est concerné
Le déversement de pétrole serait dévastateur pour certains récifs de corail en mer Rouge. Ces derniers ne constituent pas seulement des systèmes importants de biodiversité d’une beauté étonnants: selon Maoz Fine, professeur à l’université bar-Ilan de Ramat Gan (Israël), ces récifs sont une réserve de ressources pour les générations futures. Le professeur Ove Hoegh-Guldberg, directeur de l’Institut du changement global auprès de l’université de Queensland et l’un des principaux experts en coraux, souligne que «les récifs de corail sont extrêmement sensibles au pétrole, comme en témoigne leur comportement après la guerre du Golfe. Le déversement de pétrole dans cette région aurait des conséquences destructives pour les coraux à l’intérieur des eaux semi-fermées de la mer Rouge». Selon Maoz Fine, ces écosystèmes pourraient être la dernière barrière au changement climatique global.
Entre autres, le déversement de pétrole au large du Yémen, d’Oman et de la Somalie empêcherait (pour une longue période si ce n’est pas définitivement) la pêche et d’autres activités côtières de la population, qui est déjà au seuil de la survie. Ces personnes ne vont certainement pas chercher une issue difficile, qui plus est sans le soutien du reste du monde: prendre les armes et mener des actions de piraterie reste plus accessible pour «redresser la situation».
La mèche est déjà allumée
«Le plus gros problème est l’air présent dans le réservoir. Le pétrole se dépose progressivement, il ne reste à la surface que des composés qui s’oxydent avec le temps sous l’effet de l’air. Des processus chimiques se déroulent en émettant de la chaleur. Il faut s’attendre à une auto-inflammation à un moment donné – de la même manière que s’enflamment les chiffons imbibés d’huile dans un local mal aéré», explique le rapport détaillé du Conseil de l’Atlantique.
Afin d’éviter l’inflammation, la teneur en oxygène dans les réservoirs doit être maintenue en-dessous de 11%.
«Au-delà de ce seuil, le réservoir devient inflammable et peut devenir une bombe gigantesque. Après quatre ans sans maintenance, inutile de parler de la sécurité du navire. L’allumette est déjà enflammée et allumera d’un instant à l’autre la mèche de la bombe», écrivent les analystes.
Début 2019, l’un des réservoirs s’était même détaché du navire à cause de la corrosion. Par chance, il n’était pas tombé sur la partie submergée du tuyau relié à la FSO. Une brèche dans ce tuyau aurait déversé en mer près de 200.000 barils de pétrole. Mais la chance ne sourira pas forcément aux autres réservoirs. Un élément déclencheur anthropique n’est pas non plus à exclure: un belligérant pourrait avoir l’idée d’utiliser cette bombe pétrolière pour combattre son rival et trouver une munition capable de percer le réservoir rouillé. Au moins un seul – le feu se propagera aux autres ensuite.
Comment éviter la catastrophe?
La solution la plus simple consiste à racheter le bâtiment: payer les 70 millions d’euros en question au gouvernement yéménite reconnu par l’Onu pour le contenu du Safer. Mais le problème n’est pas là. Il ne s’agit pas d’argent mais des bénéficiaires: le navire est détenu par des rebelles Houthis, or le Conseil de l’Atlantique ne préconise pas de mener des négociations avec eux car «on ne peut pas négocier avec des racketteurs et des terroristes». «La pression mondiale exercée sur le Yémen n’est même pas une option, c’est la seule possibilité d’obtenir un résultat positif et de sauver le monde d’une nouvelle catastrophe globale. Une possibilité devenue nécessité. C’est une question digne d’être soulevée au Conseil de sécurité des Nations unies», souligne le rapport.
Il ne reste pratiquement plus de temps pour réfléchir. Le Safer pourrait exploser à tout moment.