La crainte et la colère d’agriculteurs du Devon, dues à l’approche du Brexit

Plus de trois ans après le vote du Brexit, les sentiments sont vifs au sein des ruraux du nord du comté de Devon. Certains agriculteurs réclament une rupture nette avec les Vingt-Sept tandis que d’autres craignent la perte de leurs subventions.

Au milieu de ce paysage bucolique, on en oublierait presque le Brexit. Mais, ici aussi, la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) a créé des tensions. Près de trois ans après le référendum de 2016, les agriculteurs du nord du Devon, un comté du sud-ouest de l’Angleterre, sont extrêmement préoccupés.

« J’ai voté pour sortir de l’Europe », affirme Wendy Hunt, qui dirige une ferme d’élevage avec son mari et son fils à Lee Bay, un ancien village de contrebandiers sur la côte nord du Devon. « Je le veux encore plus aujourd’hui. Les sondages prétendent que nous avons changé d’avis. J’étais à Exmoor récemment. Tous les agriculteurs ont voté pour le Brexit et personne n’a changé d’avis », ajoute-t-elle avec nervosité.

Elle qui travaille depuis vingt ans à Lee Bay a voté, principalement, contre « ces bureaucrates non élus de Bruxelles ». « Ils ne s’embêtent même pas à venir ici. Ils ne comprennent pas comment on vit », tempête la grand-mère aux cheveux d’argent qui souhaitait quitter l’Europe avant le référendum.

Après avoir voté, Wendy Hunt a été exaspérée par l’incapacité du Royaume Uni à mettre en application le Brexit. « Tous ces ‘Remainers’ [anti-Brexit] conspirent contre Boris (Johnson). Je me demande souvent si le scénario inverse aurait provoqué autant de manifestations. »

Une opinion que partagent en partie ses voisins. De l’autre côté de la vallée, à quelques kilomètres à l’intérieur des terres, David Kennard dirige un élevage de moutons depuis vingt-sept ans. Auteur de deux best-seller autobiographiques sur la vie de berger, et sur la lutte quotidienne pour garder sa ferme, il a également été à l’honneur dans le documentaire « The Year of the Working Sheepdog ».

La poignée de main ferme, David affirme qu’il n’est pas dupe du vote de ses collègues. « Mais, sans rire, 70 % des dindes voteraient pour Noël », murmure-t-il sèchement, non sans humour noir. S’il entend l’argument sur les bureaucrates bruxellois non élus, son père ayant voté la sortie pour la même raison, David rappelle que l’UE en prend pour son grade pour une histoire de paperasserie.

« Quelqu’un m’a dit que la réglementation européenne sur les eaux souterraines était une page A4. Elle s’est transformée en un document de 20 pages », une fois passée entre les mains du département de l’Environnement, de l’Alimentation et des Affaires rurales britanniques. L’éleveur estime « naïf » de croire que le mille-feuilles administratif disparaîtra avec le Brexit. Surtout si le Royaume-Uni souhaite continuer de commercer avec l’UE.

Il admet cependant une « cassure » au sein de sa communauté, entre les agriculteurs laitiers, les plus aisés, certainement pro-Brexit (parce que leur marché est essentiellement au Royaume-Uni) et les plus petites exploitations qui comptent sur le continent européen pour vendre. « Ça sera chaotique pendant un temps », reconnaît-il, même si le « no-deal » ne semble plus être une option, au moins à court terme. « La plupart des éleveurs de moutons auraient fermé boutique en une nuit ».

Wendy Hunt, qui a voté pour la sortie de l’Union, y a vu, elle, une opportunité de remettre à plat la controversée politique agricole commune (PAC) qui alloue des subventions par hectare cultivé. La PAC, votée après la Seconde Guerre mondiale pour maintenir au plus bas les coûts de production, octroie environ 3 milliards de livres (environ 3,5 milliards d’euros) aux agriculteurs britanniques chaque année. Elle a été fortement critiquée car jugée plus favorable aux grands propriétaires terriens, alors que les petits exploitants peinent à survivre. Elle est également considérée comme peu écologique. « Ces grandes terres arables ont bénéficié de sacrés coups de pouce », affirme Wendy Hunt, qui se plierait bien à des pratiques plus écolos.

Le gouvernement conservateur a promis que les aides se poursuivraient jusqu’en 2021, dans le cadre du « Brexit vert », qui consiste à mettre la défense de l’environnement au cœur de la politique des subventions. Les agriculteurs seraient récompensés pour travailler dans le respect du « bien être public » et en laissant la « campagne plus propre, plus verte pour les prochaines générations ». Mais méfiants du gouvernement, ils craignent qu’il s’agisse d’une manière de couper les aides.

Les subventions représentent presque la moitié des revenus de la ferme « Middle Campscott », où les Wright ont travaillé pendant vingt-sept ans. Pour eux, ceux qui ont voté pour le Brexit « ont été abreuvés d’une tonne de mensonges ». « C’est comme regarder un accident de voiture », lance doucement Karen Wright. Ces anciens architectes de Londres vendent aujourd’hui du fromage bio, de l’agneau et de la laine au marché de Barnstaple. Désormais, ils redoutent que leurs agneaux bios nourris à l’herbe soient concurrencés par l’importation de bœuf aux hormones et de poulet chloré exclus des critères européens.

« Ce n’est pas juste une aide pour la terre », explique Laurence Wright, alors qu’un trio de coquelets frappe à la fenêtre. « Aujourd’hui, l’aide est versée à ceux qui maintiennent leurs terres dans de bonnes conditions agricoles et environnementales. C’est une allocation pour gardien de parc si vous préférez. »

Lawrence Wright rejette le « Brexit vert » du gouvernement, qu’il considère comme une opération de communication. David Kennard, lui aussi à la tête d’une exploitation durable, s’agace de voir tous les agriculteurs mis dans le même panier. « Mes émissions de carbone sont inexistantes », lâche-t-il en rappelant qu’il n’a pas utilisé un seul engrais en vingt-huit ans. Il estime qu’encourager les autres à préserver l’environnement à travers les subventions est une « très bonne idée ». « Mais pourquoi récompenser un grand propriétaire terrien qui n’a pas une abeille, un papillon, un moineau ou un brin d’herbe ? On ne peut pas justifier politiquement cela », sauf si l’exploitation emploie un grand nombre d’employés, ajoute-t-il. Face à un avenir incertain, il envisage de réduire le bétail pour planter des légumes et des plantes pour les abeilles.

Plus loin, sur la côte, à Damage Barton, la famille de Peter Lethbridge possède une exploitation depuis cinquante-sept ans. Il explique qu’il serait bien « plus inquiet » s’il ne possédait pas un camping, source essentielle de ses revenus. La plupart des exploitations alentour ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. Elles se sont transformées en chambres d’hôtes ou cours de golfe, ou sont à vendre dans un état de décrépitude avancée. Peter a voté pour le maintien dans l’Union européenne. Le camping a vu ses réservations frémir au moment du référendum.

rd du Devon, qui a voté à 57 % pour le Brexit, vit largement du tourisme. Les transports publics sont peu développés ; seules deux entreprises sont basées à Ilfracombe et le taux de chômage grimpe à 40 %. En 2018, la moitié des enfants vivaient sous le seuil de pauvreté. En basse saison touristique, les cafés et les boutiques ferment. « Les gens aiment venir ici pour le cadre. Et le cadre est tel qu’il est parce qu’il est entretenu », explique-t-il.

Les agriculteurs s’entendent toutefois sur un point : l’état désespérant de la politique britannique. « Je ne voterai plus jamais », affirme Wendy Hunt. Le courroux des anti-Brexit se concentre sur le chef du Parti du Brexit Nigel Farage et le Premier ministre Boris Johnson. Pour Lawrence Wright, le Brexit est la plus « vaste arnaque » qui soit et Boris Johnson « le plus grand menteur qui dirait n’importe quoi pour obtenir ce qu’il veut ». Quant à David Kennard et Peter Lethbridge, ils sont résignés. « Je voterai encore contre le Brexit, répète David Kennard, mais nous devons quitter l’Europe », ajoutant qu’un second référendum serait le « meilleur moyen de déclencher une guerre civile ». Pour Peter, il faut sortir pour ressouder le pays. « Si ça fonctionne, nous pourrons guérir le pays. Si c’est un échec, et que nous devons adhérer à nouveau à l’Europe, ça sera le seul moyen de guérir ».

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