Nul mémorial ne marque l’endroit où le rédacteur en chef Lasantha Wickrematunge est tombé en 2009, assassiné, l’une des dizaines de victimes attribuées à des « escadrons de la mort » présumés liés à l’un des favoris de l’élection présidentielle de samedi au Sri Lanka.
Mais son ex-collègue Dilrukshi Handunnetti n’a pas besoin de plaque mémorielle pour revivre le traumatisme de cette matinée, où deux assaillants à moto ont brisé les vitres de la voiture du rédacteur en chef et l’ont poignardé à mort à proximité des bureaux de son journal.
« Nous étions en train de travailler ce matin du 8 janvier 2009 lorsque soudain quelqu’un est arrivé en courant et a dit que quelque chose s’était passé et que Lasantha avait été attaqué. Nous nous sommes tous précipités », se remémore-t-elle.
« Tout ce dont je me rappelle, et c’est un souvenir terrifiant, est le véhicule éclaboussé de sang avec les sièges baignant dans son propre sang », confie-t-elle à l’AFP, en pointant le lieu du crime à l’extérieur d’une école primaire de la capitale Colombo.
D’après l’organisation Reporters sans frontières, au moins 14 journalistes ont été assassinés au Sri Lanka sous la présidence de Mahinda Rajapaksa (2005 – 2015), dont le frère Gotabaya est l’un des favoris de la présidentielle de samedi.
Durant cette époque, qui a également vu l’armée sri-lankaise triompher de la rébellion séparatiste tamoule au prix d’un gigantesque bain de sang, Gotabaya Rajapaksa était le plus haut responsable du ministère de la Défense et dirigeait de fait les forces de sécurité.
Il est aussi accusé d’avoir mené une unité militaire spéciale qui enlevait et tuait des dizaines de personnes – militants, opposants politiques, Tamouls et journalistes.
Gotabaya, 70 ans, dont le principal adversaire lors du scrutin est Sajith Premadasa – fils d’un président assassiné en 1993 par la guérilla -, nie tout lien avec ces « escadrons de la mort », de même que son frère.
De toutes les victimes de cette époque, le meurtre de Lasantha Wickrematunge est pour les journalistes locaux le plus glaçant et est devenu emblématique des pressions sur les médias durant la décennie de pouvoir des Rajapaksa.
Sa mort est survenue alors qu’il devait témoigner devant un tribunal lors d’un procès en diffamation intenté par Gotabaya. Dans un article, son journal The Sunday Leader faisait état de rétrocommissions présumées perçues par l’intéressé lors de l’achat d’avions de chasse de seconde main à l’Ukraine.
Wickrematunge « était si important », explique Dilrukshi Handunnetti. « Beaucoup de gens voyaient en lui la véritable force d’opposition dans un pays où les voix dissidentes n’étaient pas vraiment autorisées. »
Sous les Rajapaksa, près de 80 journalistes ont fui à l’étranger par crainte pour leur sécurité. Parmi eux, Sunanda Deshapriya, qui vit aujourd’hui en Suisse.
« Nous étions qualifiés de traîtres », dit-il à l’AFP. « Je ne suis pas rentré à la maison pendant trois ou quatre mois, je dormais dans des lieux différents. »
« Même aujourd’hui quand je reviens, je prends des précautions lorsque je voyage de nuit », ajoute-t-il. « Beaucoup d’entre nous, des journalistes vivant à l’étranger, nous continuons à recevoir des messages de haine, qui disent des choses comme +Je vais te découper en morceaux+. »
Près de cinq ans après l’éviction du pouvoir de Mahinda Rajapaksa, la plupart des meurtres commis durant son passage au pouvoir restent non-résolus. Les espoirs sont minces que quiconque ait un jour à rendre des comptes, particulièrement en cas de victoire de Gotabaya.
En cas de retour aux responsabilités du clan Rajapaksa, les journalistes espèrent que, la guerre civile étant terminée, les meurtres et disparitions ne recommenceront pas. Mais ils s’attendent à ce que leur travail devienne bien plus ardu.
« Les choses s’étaient déjà améliorées après 2010 et je ne pense pas qu’il y aura des meurtres à nouveau », avance Sunanda Deshapriya, le journaliste exilé en Suisse. « Mais la liberté de parole sera supprimée. »
Jeudi dans le sud du Sri Lanka, des hommes armés ont poignardé et blessé un auteur qui vient de publier un livre critique de Gotabaya Rajapaksa. Ils ont aussi braqué un pistolet sur la tête de sa femme.
Pour Sunanda Deshapriya, c’est « un mauvais présage ».