La Turquie, enfant terrible de l’Otan

En dépit de leurs désaccords persistants, notamment autour de la Turquie, les membres de l’Otan ont adopté, mercredi 4 décembre, une déclaration commune, à l’issue de plusieurs jours d’échanges souvent tendus à Londres. La veille, une série de passes d’armes entre Donald Trump, Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdogan a aggravé la zizanie au sein de l’Alliance, l’affaiblissant face à la montée en puissance de la Russie et de la Chine.

Les récentes déclarations du président français jugeant l’Alliance née en 1949 en état de « mort cérébrale » et la montée de tensions avec le président turc au sujet de son intervention en Syrie ont électrisé les échanges dans les heures précédant le début des commémorations à Londres du 70e anniversaire de l’Otan.

Et même à l’issue de cette déclaration, les dissensions demeurent : Ankara a ainsi annoncé un accord de coopération militaire avec la Libye, provoquant la colère de la Grèce, qui y voit une violation de ses zones maritimes et demande le soutien de l’Otan… Comment comprendre les positions de la Turquie et quel est son avenir au sein de l’Otan ? France 24 s’est entretenu avec Yves Boyer, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), spécialiste de l’OTAN.

France 24 : Au cours de ces rencontres entre dirigeants de l’Otan, les griefs à l’encontre de la Turquie se sont multipliés, notamment concernant l’offensive en Syrie contre les Kurdes. Comment la Turquie a-t-elle pu lancer son offensive sans l’aval de ses alliés de l’Otan?

Yves Boyer : Du côté d’Erdogan, l’affaire des Kurdes [les Kurdes de Syrie ont été soutenus par les États-Unis dans leur lutte contre l’organisation État islamique, NDLR] et le fait que son opposant Fethullah Gülen ait pu se réfugier aux États-Unis ont envenimé la situation. Il a considéré que puisque l’affaire de la Syrie était plus ou moins réglée, il pouvait se donner une marge de manœuvre en créant une zone tampon entre les régions kurdes de Syrie et de Turquie. Et donc il a lancé son offensive, et je pense qu’il l’a fait avec l’accord des États-Unis. Une offensive, ça se prépare, ça se voit. Les Français étaient au courant que l’armée turque avait massé une partie de ses forces le long de la frontière avec la Syrie. Du côté des États-Unis, on savait et on a donné un blanc-seing à Erdogan.

Face à cela, l’Otan ne peut rien faire. La Turquie est un pays souverain, l’Otan est une alliance, ça n’est pas une entité politique, contrairement à l’Union européenne. Chaque État reste libre de ses choix. L’Otan n’allait pas en rajouter en condamnant ouvertement la Turquie, qui, par ailleurs, flirte un peu avec les Russes.

L’Otan ne peut pas s’opposer à une décision d’Erdogan visant à imposer cette zone tampon à l’encontre des Kurdes. Et ce, même si cela pose un sérieux problème, parce qu’une partie des Kurdes sont nos alliés et Emmanuel Macron a eu raison de le signaler, cela met en évidence une forme de duplicité des Turcs.

La Turquie affirme qu’elle est membre de l’Alliance atlantique, qu’elle est un partenaire solide, et en même temps elle retrouve une forme de pantouranisme, c’est-à-dire qu’elle retrouve les aspirations de l’Empire ottoman [ancêtre de la Turquie, NDLR] qui regarde aussi vers l’Est, vers l’Asie centrale et qui cherche à rétablir des liens plus étroits avec la Russie. Le président russe Vladimir Poutine sera ainsi reçu en Turquie début janvier, et Ankara a acheté des missiles antiaériens S-400 à la Russie.

De nouvelles sources de tensions émergent : la Turquie a ainsi annoncé un accord de coopération avec la Libye contre l’avis de la Grèce…

Depuis des années, la Turquie bloque un certain nombre de décisions au sein de l’Otan. Ça n’est pas nouveau. Elle joue depuis longtemps un rôle extrêmement perturbant. En ce qui concerne l’accord de coopération avec la Libye, c’est le monde vers lequel on se dirige : on retrouve l’histoire traditionnelle. La puissance ottomane retrouve son pré carré historique et cherche à s’imposer dans une zone, qui a toujours été une zone d’influence turque. Ce n’est pas la fin de l’histoire, c’est le retour de l’Histoire.

On observe le retour des puissances sur la scène internationale. Les Français et les Européens ont du mal à acter ce retour, parce qu’ils sont très pris par le multilatéralisme et la dynamique européenne. Mais les États qui ne sont pas dans cette dynamique sont dans un jeu national et retrouvent leurs caractéristiques géopolitiques fondées sur l’Histoire. Donc on assiste en ce qui concerne la Turquie à une forme de néo-pantouranisme, un retour de l’Empire ottoman sous une forme différente.

Dans ce contexte de tensions, est-il envisageable que la Turquie quitte l’Otan ?

La Turquie ne quittera pas l’Otan. Les dirigeants turcs réaffirment que c’est une bonne alliance, dans ce contexte géopolitique nouveau de retour des puissances. Pourquoi la Turquie quitterait-elle une alliance qui lui fournit des avantages intéressants ? D’un point de vue militaire, c’est une sorte de protection acquise. Ses militaires peuvent obtenir des postes d’influence au sein du commandement de l’Otan. L’armée turque peut bénéficier de méthodes de planification et de conduite des opérations utiles et modernes qui sont celles de l’Otan, largement assurées par les États-Unis. D’un point de vue militaire et géopolitique, la Turquie n’a aucune raison de délaisser l’Otan.

Tous les États membres de l’Alliance atlantique ont intérêt à demeurer dans cette structure, quelles qu’en soient les imperfections. Les États-Unis parce que c’est un moyen de contrôler la sécurité européenne et de peser sur ses partenaires, les petits États de l’Est parce qu’ils misent sur la protection des États-Unis qui leur donnent une marge de manœuvre et un répit certains. Je ne vois pas pourquoi on casserait la maison, elle est utile. C’est comme refuge en montagne, on n’y va pas souvent, mais on peut en avoir besoin donc on va l’entretenir et le préserver…

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