Si l’image du pays asiatique est ternie par les scandales alimentaires à répétition, ses oeufs d’esturgeon, respectés des connaisseurs, s’imposent progressivement sur les tables de chefs étoilés.
C’est sur le Qiandaohu (« le Lac aux mille îles »), à 300km au sud-ouest de Shanghai (est), que Kaluga Queen a installé son élevage, dans un écrin aux eaux pures entouré de montagnes. L’accès aux bassins se fait après 20 minutes de bateau.
Sur cette étendue grande comme le Léman, la marque chinoise, créée en 2005 sous l’impulsion d’experts du ministère de l’Agriculture, produit l’essentiel du caviar mondial (35 %) et donc de Chine – faisant du pays le leader planétaire du secteur.
Jadis réservé aux têtes couronnées, notamment russes, le caviar, l’un des aliments les plus chers du monde, est élaboré à partir d’oeufs d’esturgeon, un poisson qui peut atteindre quatre mètres de long et un poids de 300 kilos.
« C’est comme nos bébés. On les voit depuis qu’ils sont tout petits. Alors c’est dur quand ils partent pour l’abattoir », raconte Qiao Yuwen, éleveur, au bord des bassins où les animaux grandissent, selon les espèces, jusqu’à un âge compris entre 7 et 15 ans.
« Mais bien sûr, il y a aussi la satisfaction d’avoir contribué à faire un produit d’exception », explique-t-il, avant de jeter aux poissons des granulés de crevettes, pois et vitamines.
Longtemps, l’esturgeon était pêché à l’état sauvage dans la mer Caspienne, notamment par l’Iran et la Russie. Mais la chute en 1991 de l’URSS, qui régulait les prises, a entraîné une surpêche et un braconnage qui ont fait chuter la population.
Menacé d’extinction, il est progressivement devenu espèce protégée. Et depuis 2008, sa pêche en Caspienne est interdite. En parallèle se sont développés des élevages un peu partout, de l’Italie à la Chine, en passant par la France.
Ces fermes piscicoles sont aujourd’hui la principale source de caviar.
Kaluga Queen et ses 300 employés élèvent en permanence quelque 200.000 esturgeons. Arrivés à maturité sexuelle, les femelles sont éventrées vivantes dans un laboratoire ultra-moderne où l’atmosphère est maintenue à 10 degrés.
Une fois extraits, leurs oeufs sont lavés, triés, tamisés, salés puis mis en boîtes.
En 2018, Kaluga Queen a produit 86 tonnes de caviar : 82 sont parties à l’export, surtout vers l’Union européenne (50%), les Etats-Unis (20%) et la Russie (10%).
En fonction des espèces, le prix du kilo varie entre 10.000 et 180.000 yuans (1.300 et 23.000 euros). Le poisson le plus cher a une valeur en caviar d’environ 2 millions de yuans (258.000 euros).
« C’est le prix d’une Ferrari », fait remarquer en souriant Xia Yongtao, vice-président de l’entreprise. Il mesure « le chemin parcouru » face au « manque de confiance » des clients depuis 2006, lorsque Kaluga Queen a produit son premier bocal.
Car d’innombrables scandales alimentaires ont frappé la Chine ces 20 dernières années: lait en poudre contaminé, riz au cadmium, sauce soja à l’arsenic, huiles sales réutilisées par les restaurants…
« Il y a quelques années, bien évidemment, quand on discutait du caviar chinois, les clients étaient réticents », explique Raphaël Bouchez, président-fondateur de Kaviari, fournisseur à Paris de restaurants de renom.
Client de Kaluga Queen, cet Indiana Jones du caviar, qui visite depuis plus de 15 ans des fermes du monde entier pour acheter, affiner et conditionner sous sa propre marque des oeufs d’esturgeons, affirme avoir fait « un gros travail d’éducation ».
« On a expliqué aux clients la façon dont les poissons sont élevés, les méthodes très respectueuses de l’environnement. Le caviar chinois, il faut le dire, est un très bon caviar », souligne M. Bouchez.
Aujourd’hui, Kaluga Queen a un chiffre d’affaires annuel de 220 millions de yuans (28 millions d’euros) et compte parmi ses clients la compagnie aérienne Lufthansa ou encore le restaurant « L’Atelier de Joël Robuchon » à Shanghai (2 étoiles Michelin).
D’innombrables distributeurs fournissent d’autres établissements prestigieux partout dans le monde. Un acheteur a même confié en avoir fait livrer… au dirigeant nord-coréen Kim Jong Un, affirme Xia Yongtao.
Le chef Guy Savoy, dont l’établissement parisien a été désigné « meilleur restaurant du monde » et a trois étoiles Michelin, utilise également du caviar chinois.
« L’étiquette ‘made in China’ n’a aucune importance. L’important, c’est surtout la qualité de l’élevage. Et ceux qui nous fournissent sont de qualité remarquable », explique à l’AFP M. Savoy, qui emploie cet « or noir » avec des ailes de raie et des Saint-Jacques.
« Ceci dit, une grande partie des chefs n’en veulent toujours pas. Ils préfèrent avoir du caviar français, uruguayen ou d’ailleurs », note M. Bouchez.
Autre contrariété pour Kaluga Queen : la guerre commerciale Pékin-Washington, qui entraîne des surtaxes de 25% à l’arrivée aux Etats-Unis.
Mais Lily Liu, la responsable du marketing, entrevoit une solution. « On espère que Donald Trump goûtera notre caviar et qu’il se dise : ‘J’aime ça ! Réduisons les taxes et aidons le caviar chinois à conquérir l’Amérique’ ! »