Au Brésil, la nature n’est pas la seule à payer la facture de la déforestation agricole et de son orgie de pesticides.
La population est touchée dans sa chair. On manque encore de travaux sur l’impact global au pays du soja-roi. Mais une étude fait froid dans le dos : dans la principale zone de production brésilienne, au moins 550 décès prématurés de bébés et de fausses couches sont causés chaque année par l’usage intensif de glyphosate. Quatrième des neuf volets de notre dossier.
La production mondiale de soja a explosé. Elle a atteint 360 millions de tonnes lors de la dernière campagne. Soit 10 fois plus qu’en 1970.
Le premier producteur reste les États-Unis (123 millions de tonnes), où a été inventé le soja transgénique, par Monsanto (ajourd’hui filiale de Bayer). Ils sont talonnés par le Brésil, qui atteindra cette année les 117 millions de tonnes. L’Argentine est sur la troisième place du podium avec 55 millions de tonnes. Un petit groupe d’autres pays se partage le reste (Inde, Chine, Paraguay, Canada).
Si l’on voulait charger ces 360 millions de tonnes de production mondiale dans des navires au même moment, il faudrait 6 350 navires de type panamax (ceux qui sont utilisés pour le transport de grains). Si on alignait ces navires à la queue leu leu en partant de Brest, la file irait jusqu’en Norvège.
Ces vingt dernières années, la production mondiale de soja a plus que doublé. Au Brésil, champion de l’export, elle a plus que quadruplé. Elle atteint 35 millions d’hectares. C’est l’équivalent d’une fois et demie la surface agricole de la France. Les grands producteurs agricoles brésiliens, grisés par la demande mondiale, estiment qu’on pourrait encore la doubler.
La protéagineuse est son premier poste d’exportation : 30 milliards de dollars, soit 27 milliards d’euros. C’est plus de deux fois la valeur des exportations françaises de vins et spiritueux en France. Et c’est à peine un peu plus que la valeur du soja que la Chine importe à elle seule.
À l’origine de cette croissance, l’explosion de la demande mondiale en viande. Et tout particulièrement celle de l’Empire du milieu, devenu le ventre de l’ogre mondial : en 2017, elle absorbait à elle seule un quart de la production mondiale.
Une situation dont elle souffre elle-même. Ses démêlés avec les États-Unis lui rappellent un de ses points de fragilité, comme ce fut le cas des Européens en 1973.
Au-delà de cette période tendue, elle est confrontée à un écart grandissant entre l’appétit émergent de ses 1,4 milliard d’habitants et la surface déjà insuffisante de ses terres arables et de leur irrigation.
La crevasse n’est pas que chinoise : la consommation de viande est de 90 kg par Européen et par an, contre un peu plus de 30 pour les pays émergents.
Si la production de soja a ainsi explosé en Amérique du nord et du sud, c’est aussi par la facilité de culture apportée par Monsanto. En effet, la production de soja aux États-Unis (à partir de 1996) puis en Argentine (1998) et au Brésil (sitôt après, en contrebande) « repose, selon Greenpace, à plus de 95 % » sur des variétés OGM créées par Monsanto. Elles-mêmes systématiquement couplées à l’usage du Roundup ou d’autres herbicides à base de glyphosate.
Un responsable de la bourse du soja de Rosario, la plus importante d’Argentine, indiquait récemment que tel est le cas pour 98 % de la production de cet État et qu’il n’y « a aucune demande pour du non OGM ».
Le ministre français de l’Agriculture, Didier Guillaume était donc dans le vrai lorsqu’il indiquait, 7 septembre, dans l’émission culinaire de Laurent Mariotte sur Europe 1 : « Il faut arrêter d’importer des tourteaux de soja qui viennent d’outre-Atlantique, qui d’abord coûtent cher » et dont « on ne sait pas comment ils sont faits. Il y a vraisemblablement des OGM ». C’est le moins qu’on puisse dire.
C’est tout l’intérêt du soja OGM que de supporter d’être arrosé de glyphosate (auquel il est résistant par introduction d’un gène extérieur). Toutes les autres plantes non désirées sont, elles, anéanties et cessent d’être en compétition avec le précieux soja (sauf lorsque l’usage répété au fil des années donne naissance à des variétés résistantes de plantes envahissantes).
Le glyphosate est ainsi utilisé à des doses sans commune mesure avec ce qui est pratiqué par exemple en France, où l’usage est déconnecté des OGM, interdits dans l’Hexagone : un demi-litre à l’hectare, pour détruire les résidus d’une culture avant de passer à une autre, c’est 80 à 100 fois moins que dans les pays où les OGM sont rois.
Ce surdosage massif du glyphosate en Amérique du sud (où la production est quasi totalement OGM) provoque de graves conséquences sanitaires sur les populations (cancers, malformation chez les enfants, etc.) en plus de la stérilisation des sols et de la dégradation générale des écosystèmes.
Les dégâts sont d’autant plus importants que le glyphosate est loin d’être le seul traitement appliqué aux parcelles de soja qui s’étalent à perte de vue, parfois sur des dizaines de milliers d’hectares.
Selon Greenpeace, « un gros producteur brésilien a traité ses cultures en 2018-2019 à l’aide de 18 herbicides, 13 insecticides et 8 fongicides ».
Un exemple qui, conjugué au gigantisme du pays et à l’intensivité de ses pratiques culturales, illustre la place toute particulière du Brésil sur le marché international de l’agrochimie : « C’est le plus gros consommateur mondial de pesticides, avec 10 milliards de dollars d’achat par an, soit un cinquième du total ». Un chiffre à rapprocher de celui de ses exportations de soja : 30 milliards. Là encore, le soja a une responsabilité majeure : il absorbe la moitié du tonnage consommé au Brésil.
Importateurs de soja pour leur élevage, les États européens sont aussi de grands bénéficiaires commerciaux de sa production, via les exportations de pesticides.
Plus de 50 % de la cinquantaine de milliards de chiffre d’affaires des pesticides dans le monde est assurée par trois groupes agrochimiques européens : le suisse Syngenta (sous contrôle chinois), les allemands Bayer (également propriétaire de Monsanto) et BASF.
Sur les plus de 500 pesticides qui étaient déjà autorisés avant l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, pas moins de 150 étaient interdits dans l’Union européenne. Si on le détaille par type de cultures, le pourcentage de produits utilisés au Brésil mais interdits en Europe est de 23 % pour le soja, 33 % pour le citron, et autant pour le café.
L’ONG française CCFD-Terres solidaires ajoute que « sur les 10 pesticides les plus utilisés en 2016, quatre ne sont pas autorisés en Europe (NDLR ; Atrazine, Acephate, Carbendazim, Paraquat and Imidacloprid), alors que celle-ci est le premier partenaire commercial du Brésil ».
Des traitements appliqués au sol par de grands pulvérisateurs automoteurs dotés de longues rampes latérales, dont les projections sont régulièrement emportées par le vent. Sans compter, en bien pire, ce qui résulte des dispersions par avion.
Or, selon la scientifique brésilienne Larissa Mies Bombardi, de l’université de Sao Paulo, dans un état tel que celui de Sao Paulo, ce n’est pas moins de 75 % du territoire qui subit des traitements agrochimiques de ce type. C’est l’un des nombreux constats qui ressort de l’importante collecte de données qu’elle a réalisée dans un atlas des agrotoxines au Brésil.
Si les partisans du couple OGM-glyphosate assurent que cet herbicide redoutablement efficace a remplacé une quarantaine de molécules précédemment utilisées, Greenpace oppose le fait qu’avec l’arrivée des OGM au milieu des années 1990 en Argentine et au Brésil « la consommation de pesticides dans ces deux pays a augmenté de 170 % » à l’hectare, c’est-à-dire sans tenir compte du fait que, par ailleurs, les surfaces cultivées se sont énormément étendues.