Sur une autoroute du nord-est de la Syrie, Hussein Abdel-Hamid s’est retrouvé un jour coincé une heure dans sa voiture: des forces américaines faisaient face à des blindés russes et aucune des deux patrouilles ne voulait céder le passage à l’autre.
Ces incidents devenus routiniers illustrent la fragile cohabitation entre troupes américaines et russes, déployées dans la Syrie en guerre depuis 2011 où le conflit implique de multiples belligérants, soutenus par des puissances étrangères aux intérêts divergents.
Les soldats américains sont sur le sol syrien depuis 2014, dans le cadre d’une coalition internationale mise sur pied pour soutenir les forces kurdes dans leurs combats contre les jihadistes du groupe Etat islamique (EI).
Depuis, soldats russes et américains se côtoient directement en Syrie, pour la première fois depuis des décennies.
Des correspondants de l’AFP ont pu voir des soldats surveiller à la jumelle les déplacements du camp adverse. Régulièrement, les blindés des deux armées se croisent lors de patrouilles, faisant craindre aux experts un dérapage entre les deux grandes puissances.
M. Abdel Hamid raconte avoir été récemment témoin de frictions, sur l’autoroute reliant la ville de Qamichli à Hassaké. « On ne sait plus quelles routes emprunter, c’est comme si on passait d’un pays à un autre », déplore-t-il.
A l’origine de cette cohabitation, il y a aussi les coups d’éclat et les rétropédalages du président américain Donald Trump.
En octobre 2019, il avait annoncé le retrait des troupes américaines de zones frontalières dans le nord-est syrien, un feu vert pour l’offensive de la Turquie contre les combattants kurdes.
Washington avait ensuite annoncé garder 500 soldats dans le secteur pour assurer la protection des puits pétroliers tenus par les Kurdes.
« La présence conjointe de la Russie et des Etats-Unis dans le nord-est syrien est une situation exceptionnelle », résume Samuel Ramani, doctorant à l’Université d’Oxford.
Toutefois « le risque d’une confrontation majeure est très limité », estime-t-il.
Même si les incidents sont fréquents ces derniers mois.
Début mars, deux blindés américains près de la localité de Tal Tamr ont stationné à une cinquantaine de mètres d’une position du régime, attendant de s’assurer qu’une patrouille russe allait quitter le secteur.
Sur les réseaux sociaux, des internautes ont partagé la vidéo d’un blindé russe roulant à toute allure pour dépasser un véhicule américain qui voulait lui bloquer le passage, les deux engins se frôlant quasiment.
En février, des échanges de tirs ont eu lieu au passage de véhicules américains près d’un barrage des forces prorégime. Un Syrien a été tué.
Le ministère de la Défense russe avait évoqué un « conflit entre la population locale et les troupes américaines », assurant que c’est l’intervention des soldats russes qui a permis d’empêcher une « escalade ».
Ces incidents « montrent à quel point la situation est fragile sur le terrain », souligne Charles Thépaut, chercheur au Washington Institute for Near East Policy.
« La concentration de forces hostiles les unes aux autres dans un secteur limité où tout le monde doit utiliser les mêmes routes rend les choses dangereuses », explique-t-il.
Toutefois un mécanisme de « déconfliction » est en place depuis plusieurs années entre forces russes et américaines.
Il s’agit de canaux de communication dont l’objectif est d’empêcher les confrontations dans les zones où sont stationnées différentes forces et de gérer la présence des différentes aviations dans le ciel syrien.
Washington et Moscou ne veulent pas de « confrontation directe » estime M. Thépaut. « Le potentiel d’escalade des incidents pourrait être contenu, sauf si une des parties souhaite montrer sa force », dit-il.
Un risque avéré. En février 2018, une centaine de combattants prorégime, dont une poignée de Russes, ont été tués dans des frappes aériennes de la coalition internationale. Washington avait assuré que ces raids intervenaient après une offensive contre des forces kurdes.
Aujourd’hui, « l’objectif de la Russie » reste de pousser les troupes américaines à quitter la Syrie, rappelle M. Thépaut. Mais aussi « faire pression » sur les forces kurdes pour « négocier avec le régime ».
Avec les intérêts divergents de Moscou et de Washington, les Kurdes se livrent à un exercice d’équilibriste pour coopérer avec les deux, et tenter de préserver une semi-autonomie durement acquise.
Mais la désillusion est là.
« Nous ne faisons plus confiance ni aux Américains ni aux Russes », lâche le sexagénaire Yaacoub Kassar, rencontré près de Qamichli. « Les Etats ne cherchent que leurs propres intérêts ».