Dans un petit café de Mardin, la colère le dispute à la résignation quand le sujet est évoqué. Le maire pro-kurde démocratiquement élu de cette ville de l’est de la Turquie a été destitué en août par le gouvernement, au grand dam des habitants.
Ahmet Turk, une figure populaire du mouvement kurde, avait été élu fin mars 2019 avec 56,2% des voix mais il a été remplacé par un administrateur à la tête de la mairie, le pouvoir turc l’accusant de liens avec la rébellion kurde.
L’histoire se répète pour M. Turk, 77 ans, qui avait déjà été démis de ses fonctions de maire de Mardin en novembre 2016 et détenu pendant plus de deux mois.
Un peu plus d’un an après les dernières élections municipales, 40 des 65 municipalités dans le sud-est à majorité kurde sont aujourd’hui dirigées par des administrateurs désignés par l’Etat pour remplacer les maires élus.
Les maires évincés s’étaient présentés sous l’étiquette du Parti démocratique des peuples (HDP), qu’Ankara considère comme la vitrine politique de la guérilla menée par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Outre celui de Mardin, les maires de Diyarbakir, plus grande ville à majorité kurde de Turquie, et de Van, ont notamment été destitués.
A Mardin, c’est le gouverneur de la province nommé par Ankara qui a remplacé M. Turk comme administrateur à la tête de la mairie de cette ville de 800 000 habitants dont beaucoup se plaignent d’un manque de services et de développement.
« Personne ne prend la peine de faire quelque chose ou d’élever la voix. Qui sait ce qui peut nous arriver demain », s’emporte le patron du café à Mardin, Firat Kayatar, rencontré en février.
« Autant ne plus organiser d’élections dans le Sud-Est car c’est la deuxième fois qu’ils remplacent les maires élus par des administrateurs », ajoute-il.
Un des clients attablés au café, Abdulaziz, 57 ans, opine du chef. « Personne n’écoute de toute façon », dit-il. « On a personne à qui se plaindre. Le gouverneur nous apporte des bananes quand nous avons besoin de pain ».
Le HDP a rejeté tout lien entre les maires issus de ses rangs et le PKK et a qualifié leur destitution d’« attaque » contre les Kurdes, qui représentent plus de 20% de la population de Turquie.
Le parti a aussi accusé le gouvernement d’entraver la lutte contre le coronavirus dans le sud-est du pays « par la répression exercée contre les institutions démocratiques kurdes, en particulier les municipalités ».
« Les accusations fabriquées de toutes pièces contre le HDP relèvent d’une tentative politique du gouvernement de détruire sa légitimité », estime Emma Sinclair-Webb, directrice pour la Turquie à l’ONG de défense des droits humains Human Rights Watch.
Faruk Kilic, chef de la section de Mardin de l’AKP, le parti du président Recep Tayyip Erdogan au pouvoir en Turquie, défend sans surprise les mesures prises par le gouvernement.
« En réalité ces maires étaient des représentants de Kandil », affirme-t-il en se référant au mont Kandil, siège de l’état-major du PKK dans le nord de l’Irak. « Aucun de ces maires ne parlait en toute liberté ».
Le gouvernement turc accuse régulièrement les maires du HDP de mettre les caisses de leurs municipalités à la disposition du PKK ou de recruter au sein de leurs administrations des parents de membres du groupe, considéré comme terroriste par Ankara et ses alliés occidentaux en raison de la guérilla sanglante qu’il mène depuis 1984.
Mais pour Mme Sinclair-Webb, le gouvernement cherche à « faire disparaître toutes distinctions entre le HDP, un parti qui respecte les règles du jeu au Parlement, et ses représentants démocratiquement élus d’un côté, et une organisation armée de l’autre ».
Eren Keskin, de l’Association des droits Humains (IHD) basée à Ankara, voit un motif « économique » à l’éviction de maires kurdes, en raison d’importantes ressources de certaines municipalités.
« Les premières municipalités pour lesquelles ils ont nommé des administrateurs – Diyarbakir, Mardin et Van – sont dans des provinces présentant des opportunités de développement économique », dit-il.
Plus explicite, le vice-président du HDP Saruhan Oluc accuse le gouvernement de siphonner les revenus des municipalités pour entretenir ses réseaux et ses soutiens.
Le gouvernement « utilise les revenus générés par les administrations locales pour se renforcer », affirme-t-il.