Sahel : les civils, premières victimes collatérales

Longtemps considérés comme « victimes collatérales », les civils sont-ils devenus des cibles des conflits armés ? Ce mercredi 10 juin, Amnesty International a publié un rapport extrêmement détaillé qui accuse directement des soldats de trois pays du Sahel que sont le Mali, le Niger et le Burkina Faso, engagés dans la lutte contre les djihadistes, de « semer la terreur » dans les villages, où ils ont causé la mort ou la disparition de près de 200 personnes entre février et avril, selon l’ONG. Des chiffres qui constituent une estimation à la baisse.

La volonté des forces de défense et de sécurité d’obtenir des « victoires » et de prouver des résultats n’est pas sans lien dans cette accélération des violations des droits de l’homme dans la zone. Que ce soit au Burkina Faso, au Mali et au Niger, « des soldats sèment la terreur et commettent des tueries dans des villages sous couvert d’opérations antiterroristes », écrit l’organisation de défense des droits humains. « Des dizaines de personnes ont été arrêtées arbitrairement, et l’on reste sans nouvelles d’un certain nombre d’entre elles. »

Cette mise en cause rejoint les nombreuses dénonciations d’exactions imputées aux armées de ces trois pays. Surtout, elles se sont produites dans le sillage du sommet de Pau, en France, qui a réuni le 13 janvier 2020 les pays du G5 Sahel, dont les trois pays évoqués ci-dessus et lors duquel ces pays ont réaffirmé leur engagement dans la lutte contre l’insécurité au Sahel. L’auteur de l’enquête d’Amnesty International, le chercheur Ousmane Diallo, y voit un lien direct puisque, en réponse aux demandes de résultats formulés par Paris, les armées de ces trois pays ont à cœur de démontrer qu’elles ont pris l’ascendance sur l’insurrection en cours dans la région.

Concrètement, que dit l’ONG ? Entre février et avril, au moins 57 villageois ont été victimes de meurtres et 142 autres ont disparu entre les mains de soldats des armées régulières. Amnesty fonde son rapport sur des entretiens menés avec 33 témoins, ainsi que sur des « photos des cadavres des victimes et de l’emplacement présumé de fosses communes [et] des listes de personnes disparues ».

Les témoignages recueillis décrivent des populations civiles prises pour cibles par les forces de sécurité parce qu’accusées de complicité avec les djihadistes. En grande majorité, les victimes sont des Peuls, selon le rapport.

Les homicides, dont certains s’apparentent à des « exécutions extrajudiciaires », pourraient « être constitutifs de crimes de guerre », souligne Amnesty. Elle appelle les gouvernements à « mettre un terme à l’impunité » dont jouissent les forces de sécurité.

« L’insécurité règne au Sahel, où la population est piégée entre les attaques des groupes armés et les opérations militaires en cours. On sait que l’armée procède à chaque fois à des dizaines d’arrestations arbitraires, et que certaines des personnes arrêtées ne réapparaissent jamais, mais on ignore l’ampleur réelle des violations commises par les forces de sécurité », a déclaré Samira Daoud, directrice pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale à Amnesty International.

« Jusqu’à présent, les engagements des gouvernements du Mali, du Burkina Faso et du Niger promettant de remédier à ces violations n’ont pas été suivis d’effet. Les autorités de ces pays doivent de toute urgence enquêter de manière rigoureuse sur ces violences, dont beaucoup pourraient constituer des crimes de guerre, et veiller à ce que la population soit protégée pendant les opérations militaires contre des groupes armés », conclut-elle.

Les armées malienne et nigérienne ont été montrées du doigt début avril par la mission de l’ONU au Mali (Minusma) pour plus d’une centaine d’exactions attribuées à leurs soldats au Mali. Le rapport d’Amnesty International dénonce les violations commises dans le cadre de la réponse militaire à l’insécurité au Mali, au Burkina Faso et au Niger, ces trois pays étant confrontés à la menace de groupes armés, tels que le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) et l’État islamique au grand Sahara (EIGS).

Le Conseil de sécurité de l’ONU a débattu du sujet vendredi et a dit « avoir pris note des mesures annoncées par plusieurs gouvernements du Sahel face à ces allégations de violations des droits humains ».

Le même jour, une trentaine de personnes ont été tuées dans l’attaque d’un village majoritairement peul dans le centre du Mali. Des ONG ont affirmé que les assaillants étaient des militaires maliens. Le gouvernement malien s’est dit « préoccupé par ces graves allégations » et a annoncé des investigations.

De son côté, la France, qui est engagée au Sahel notamment au côté de ces trois armées, avec sa force militaire Barkhane (plus de 5 000 hommes), a salué ces « ouvertures d’enquête ». « La France fait de la lutte contre l’impunité un sujet prioritaire dans son dialogue auprès des pays de la région », a souligné la porte-parole du ministère français des Affaires étrangères. « Elle appelle à ce que les responsables présumés de tels actes soient identifiés et traduits en justice », a-t-elle ajouté.

Les violences djihadistes, mêlées à des conflits intercommunautaires, qui touchent toute cette partie du Sahel ont fait au total en 2019 quelque 4 000 morts au Mali, au Burkina Faso et au Niger, selon l’ONU.

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