Guerre des pouvoirs au sommet de l’État tunisien

Le climat politique ? « Délétère, incertain, beaucoup d’instabilités », définit avec mesure le politologue Selim Kharrat. En quelques jours, différentes mouvances politiques ont demandé la destitution du président de l’Assemblée des représentants du peuple pendant que le mouvement de ce dernier exigeait le départ du président du gouvernement. Gouvernement auquel il participe.

Les quatre partis qui ont formé une coalition en février pour diriger le pays se déchirent ouvertement. Si ce genre de bisbilles n’est pas nouveau à Tunis (le parti de Youssef Chahed, précédent chef du gouvernement, avait demandé sa révocation en 2018), l’intensité des animosités atteint un niveau record. La situation issue des urnes de l’automne explique ce feuilleton envenimé : une assemblée balkanisée, quatre mois et deux tentatives pour aboutir à un gouvernement…

Il a fallu trois réunions du conseil de la choura d’Ennahdha, l’organe de décisions du parti islamiste, pour décider d’une position tranchée : par 54 voix contre 38, il retirait sa confiance au tout nouveau président du gouvernement. « On est dans l’après-Fakhfakh », résumait l’un des participants. Pour Selim Kharrat, également président de l’ONG Al-Bawsala, « Ennahdha, en lançant ce processus, souhaite rallier un maximum d’acteurs politiques, mais le résultat reste incertain ». Sitôt la nouvelle rendue publique, Fakhfakh a signifié qu’il procéderait à un remaniement. Les ministres Ennahdha perdront-ils leurs maroquins ? Dont le ministre de la Santé, Abdellatif Mekki, qui bénéficie d’un bon bilan pour sa gestion de la crise du Covid-19. Devra-t-il partir alors que la crise sanitaire est sous contrôle mais toujours latente ?

« On ne s’aime pas, mais ça n’interdit pas le respect », lâche Ridha Driss, membre de la choura d’Ennahdha, expliquant que « le président du gouvernement n’a jamais misé sur (son) parti ». Lorsqu’il a fallu constituer l’équipe ministérielle, « Fakfhfakh nous a demandé combien de ministères nous voulions, prouvant qu’il agissait avec un esprit numérique ». Le parti présidé par Rached Ghannouchi a demandé six portefeuilles, il les a obtenus. Un ministère a posé problème : celui qui réunissait les affaires locales et l’environnement. Il a été scindé, donnant naissance à deux portefeuilles différents. On a ensuite appris qu’Elyes Fakhfakh détenait des parts dans une société, Vivan, qui contractait avec l’État. Des marchés liés à l’environnement ont été attribués fin 2019, puis signés par Fakhfakh, devenu entre-temps président du gouvernement, le 17 avril. Depuis que l’affaire a été rendue publique, il a cédé ses parts.

C’est au nom de cette affaire que le premier bloc parlementaire, 54 députés sur 217, demande le départ de celui qu’ils avaient accepté en février dernier. « Ce gouvernement, qui prétendait incarner la transparence, la guerre contre la corruption, se découvre aux prises avec un conflit d’intérêts flagrant », poursuit Driss, qui estime « qu’on ne peut pas faire du business avec l’État quand on est à sa tête ». L’Inlucc, l’Instance nationale de lutte contre la corruption, a transmis le dossier aux autorités judiciaires. Une commission d’enquête parlementaire a été mise en place. Il a été décidé qu’elle agirait à huis clos, ce qui a suscité des réactions de scepticisme.

Le dossier en question était pourtant connu de certains partis avant la nomination d’Elyes Fakhfakh. Noureddine Bhiri, président du bloc parlementaire d’Ennahdha, l’avait répété à plusieurs reprises. Kaïs Saïed, président de la République, a signifié lundi soir que « Fakhfakh n’est pas un chef du gouvernement chargé d’expédier les affaires courantes », ajoutant qu’il n’y aura « pas de concertations tant que la situation légale n’a pas changé ». Dans cette situation chaotique, en l’absence d’une Cour constitutionnelle – les jeux politiques ont torpillé sa Constitution –, le chef de l’État demeure l’ultime recours. Il est la seule personnalité politique appréciée des Tunisiens. En cas d’élection, il obtiendrait 58 % des suffrages dès le premier tour.

Pendant que le parti islamiste exigeait le départ du chef du gouvernement, son président, Rached Ghannouchi, vivait la même situation. Celui qui préside l’ARP depuis le mois de novembre 2019, donc est le second personnage de l’État, est visé par une motion de destitution. Il faut 109 députés pour y parvenir. La gravité de la crise socio-économique qui frappe la Tunisie, une récession de 6,2 % pour 2020, n’empêche pas les clans politiques de se livrer bataille. Ennahdha en appelle à « un gouvernement d’union nationale le plus large possible », englobant Au cœur de la Tunisie, le parti fondé par Nabil Karoui. Ce dernier avait été arrêté en août dernier alors qu’il faisait campagne pour la présidentielle. Il avait été libéré quatre jours avant le second tour. Dans un entretien au Point, depuis la prison de La Monarguia, il avait accusé « les islamistes d’Ennahdha » de « tout faire » pour le garder derrière les barreaux. Depuis, les ennemis d’hier semblent être revenus à des sentiments plus bienveillants.

« Pourquoi ce veto contre le parti de Karoui de la part d’Elyes Fakhfakh ? » plaide aujourd’hui le parti islamiste. La justice planche sur un épais dossier Karoui, des milliers de pages, où il est suspecté notamment de « blanchiment d’argent ». Le président du gouvernement a toujours refusé la moindre alliance avec lui. Désormais, dans un paysage obscurci par la poussière de la bataille, personne ne semble avoir de majorité à l’ARP. Les tractations dans tous les sens – pour destituer l’un ou l’autre, Fakhfakh ou Ghannouchi – sont incessantes. Difficile d’en tirer une conclusion. Quatre mois et demi après sa formation dans la douleur, le gouvernement devrait changer de physionomie. Et l’Assemblée d’évoluer au jour le jour au gré des alliances de circonstance. Mieux que House of Cards ? House of Tunis.

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