Face à la Turquie, le timide soutien des États-Unis à la France

La réaction de Washington était attendue de longue date. Plus d’un mois après « l’affaire du Courbet », au cours de laquelle une frégate française a été prise pour cible, selon Paris, par un bâtiment militaire turc qui escortait un navire soupçonné de violer l’embargo sur les exportations d’armes en Libye, le conseiller américain à la sécurité nationale, Robert O’Brien, a apporté un soutien très mesuré à la France.

« La France est un allié très spécial et nous souhaitons la soutenir à chaque fois que nous le pouvons », a souligné mercredi Robert O’Brien au cours d’une rencontre à Paris avec des journalistes, dont ceux du Point.

« Dans ces circonstances, il n’est pas bon d’utiliser un radar de contrôle de tir contre un allié de l’Otan », a-t-il ajouté, sans pour autant désigner nommément la Turquie, ni prendre parti pour l’une ou l’autre version des faits. « Des alliés de l’Otan ne devraient pas se retourner les uns contre les autres. Ce n’est pas bon […] Nous compatissons avec les préoccupations françaises. Si un de nos navires était « illuminé » par un autre pays, nous ne serions pas très contents ».

Aucun officiel américain ne s’était exprimé depuis l’incident entre les marines française et turque. Le 10 juin dernier, le Cirkin, un navire marchand battant pavillon tanzanien, est détecté par l’armée française au sud-ouest de la Crète. Escortée par trois frégates de la marine turque utilisant des indicatifs de l’Otan, l’embarcation, partie du port stambouliote de Haydarpasa le 7 juin pour gagner la Tunisie, change brusquement de cap pour se rendre en Libye. « Ce navire avait déjà un pedigree », souligne-t-on au ministère des Armées. « Il avait déjà falsifié son identité, modifié ses marquages de coque et changé son nom pour se rendre en Libye. »

À Paris, on est convaincu que le Cirkin transporte en réalité des armes, en violation de l’embargo décrété par l’ONU. Faux, répond Ankara, pour qui il ne fait qu’acheminer du matériel médical. Après deux premières tentatives infructueuses des marines grecque et italienne, la frégate française Courbet, qui participe à la mission de surveillance de l’opération Sea Guardian de l’Otan, aborde à son tour le navire pour le contrôler. C’est alors que l’un des bâtiments turcs s’interpose et « illumine le Courbet à trois reprises avec son radar de conduite de tir », explique le ministère des Armées. Soit l’ultime étape avant de faire feu.

« C’est le Courbet qui a réalisé des mouvements très suspects autour des frégates turques qui compromettaient notre sécurité », répond-on à Ankara, qui assure n’avoir fait preuve d’« aucune hostilité ». Débarrassé de la frégate française, le Cirkin a tout le loisir de reprendre sa route jusqu’au port de Misrata, fief de puissantes milices islamistes libyennes, où il décharge sa cargaison suspecte le lendemain. Au nez et à la barbe des Français.

Furieuse, la France porte l’« affaire du Courbet » à l’Otan. Mais à Bruxelles, Paris se retrouve bien seule. Saisi par la représentation permanente française, le secrétaire général du traité de l’Atlantique nord, Jens Stoltenberg, tente tout d’abord de minimiser l’incident. Il ne s’agit que d’un « désaccord entre alliés », assure-t-il, d’autant que l’alliance ne prévoit aucun mécanisme de sanction ou d’exclusion contre ses membres. Pis, seuls huit pays, tous européens, sur les trente membres de l’Otan, appuient la France dans sa démarche. Sous la pression des Européens, Jens Stoltenberg finit tout de même par autoriser l’ouverture d’une enquête. Classée secret-défense, elle ne semble guère avoir donné raison à la partie française.

« Le rapport de l’Otan dit de manière claire que, eu égard aux éléments dont elle dispose, l’organisation n’est pas en mesure d’établir une responsabilité dans cette affaire », assure la source diplomatique turque. À Paris, on ronge son frein. « Lorsque notre ambassade écrit que le rapport n’a pas établi les faits, c’est peut-être que l’Otan a hésité à conduire une enquête d’une manière claire alors que tous les éléments factuels étaient rapportés », insiste-t-on, avant d’enfoncer le clou : « Il y a peut-être une certaine habitude de nonchalance par rapport aux écarts de conduite de la Turquie ». Passablement irritée par l’affaire, la France s’est retirée temporairement de la mission de surveillance de l’Otan en Méditerranée.

L’épisode illustre le statut d’État intouchable dont bénéficie la Turquie au sein de l’Alliance de l’Atlantique nord. Deuxième plus grande armée de l’Otan derrière les États-Unis, la Turquie abrite également sur son sol la base d’Incirlik, indispensable à l’organisation pour ses opérations au Proche-Orient. « Le souci avec l’Otan est qu’il s’agit d’une machine américaine qui a pour habitude de mettre tous les problèmes sous le tapis, afin de ne pas perdre l’allié turc », déplore une source diplomatique française. Recep Tayyip Erdogan joue également à merveille de sa proximité avec Donald Trump, qui avoue lui-même être « grand fan du président » turc. Le président turc serait d’ailleurs le chef d’État étranger que le pensionnaire de la Maison-Blanche appellerait le plus, selon les confidences de l’ex-conseiller américain à la sécurité nationale John Bolton dans son livre The Room Where It Happened.

« Le président Trump a de bonnes relations avec le président Erdogan, et d’excellentes relations avec le président Macron, une vraie amitié », a souligné mercredi le conseiller américain à la sécurité nationale, estimant que le pensionnaire de la Maison-Blanche pouvait servir de médiateur entre les deux pays. « Il peut aider à assurer que nos amis et nos alliés, spécialement l’État français, sont en sécurité et traité selon les règles concernant tout incident dans la mer. »

Mais pour la France, il semble déjà trop tard. Emmanuel Macron l’a répété le 22 juin dernier : l’affaire du Courbet est « une des plus belles démonstrations qui soient » de la « mort cérébrale de l’Otan ».

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