Les ambitions démesurées de la monnaie « numérique » chinoise

Pékin multiplie les initiatives pour préparer la population au lancement de sa monnaie dématérialisée. Très important aux yeux du régime, ce projet pourrait à la fois renforcer son contrôle sur l’économie nationale et bousculer l’ordre économique mondial.

Générosité et plus si affinités… La ville chinoise de Shenzhen a commencé à offrir 10 millions de yuans (soit 1,25 million d’euros) à ses habitants depuis dimanche 11 octobre. Mais pas n’importe quel yuan : il s’agit de la version dématérialisée de la monnaie chinoise, que Pékin cherche à promouvoir à tout prix depuis quelques mois.

Les autorités de Shenzhen vont ainsi distribuer 50 000 bons à des heureux élus tirés au sort, qui pourront remplir un portefeuille virtuel avec 200 yuans (25 euros) dématérialisés. Cet argent devra ensuite être dépensé dans l’un des 3 389 magasins qui participent à cette opération d’ici au 18 octobre, précise le quotidien South China Morning Post.

Pas un bitcoin à la chinoise

Ce cadeau peut paraître anecdotique mais il participe à une plus vaste campagne des autorités chinoises pour préparer la population à adopter massivement le yuan dématérialisé. Pékin compte en effet déployer cette monnaie 2.0 d’ici à la fin de l’année et Shenzhen fait partie des quatre villes laboratoires – avec Suzhou, Xiong’an et Chengdu – qui ont multiplié les initiatives pour populariser ce grand bond monétaire dans le numérique.

Depuis janvier 2020, il y a déjà eu des transactions d’une valeur de 1,1 milliard de yuan (140 millions d’euros) qui ont été effectuées grâce à cette devise numérique dans ces quatre villes, a précisé Fan Yifei, le vice-directeur de la Banque centrale chinoise, lors d’une conférence financière internationale à Londres, le 6 octobre. Près de 120 000 Chinois et entreprises disposent déjà d’un portefeuille virtuel, a-t-il ajouté. Ce nouveau moyen de paiement a aussi bien servi à payer des billets de trains ou d’avion que des factures ou des courses dans les magasins partenaires.

Ce yuan numérique n’est pas un bitcoin à la chinoise. Il ne s’agit donc pas d’une cryptomonnaie sans banque centrale dont le cours fluctue au gré des transactions. Cette devise, baptisée DCEP (Digital Currency Electronic Payment) en attendant sa dénomination définitive, n’est rien d’autre que le petit frère numérique du yuan en billets matérialisés et sa diffusion continuera à être contrôlée par la Banque centrale et les institutions financières classiques.

En ce sens, elle ne semble pas apporter grand chose au paysage monétaire chinois. Plus de 85 % des transactions sont déjà dématérialisées en Chine, rappelle le Center for Strategic and International Studies, un institut de recherche américain qui a publié une étude sur le DCEP en avril. « La Chine devient de plus en plus un pays sans argent liquide », confirme Mary-Françoise Renard, directrice de l’Institut de recherche sur l’économie chinoise (Idrec), contactée par France 24.

Mais ces moyens de paiement numériques sont contrôlés par des acteurs privés, que ce soit Alibaba et son Alipay ou Tencent, qui gère WeChat Pay. En d’autres termes, ce n’est pas Pékin qui contrôle directement ces flux financiers et le DCEP constituerait le moyen pour le régime de « récupérer le pouvoir sur ces transactions », note Mary-Françoise Renard.

L’effet Covid-19

Aux yeux de Pékin, l’avantage de cette devise dématérialisée sur les billets de banque et les pièces de monnaie est que chaque transaction laisse une trace numérique permettant aux autorités, en théorie, de connaître l’historique des achats de chaque Chinois.

Rien de surprenant qu’un régime à l’affût de la moindre donnée personnelle à collecter – à travers la reconnaissance faciale ou la mise en place du système de crédit social – pense depuis 2014 à déployer une telle monnaie.

La pandémie de Covid-19 a « accéléré les efforts pour finaliser le projet », note Nathalie Janson, économiste et spécialiste des cryptomonnaies à l’école de management Neoma Business School, contactée par France 24. D’abord pour des raisons de politique sanitaire, car la manipulation de billets de banque peut sembler plus risquée que le paiement par smartphone en temps de circulation de virus.

Mais surtout parce que Pékin, qui déploie un plan de relance massif, ne veut pas revivre les désagréables surprises de 2008. Après la dernière crise financière, une partie des milliards de dollars dépensés par la Chine pour remettre l’économie sur les rails avait été perdue à cause de la corruption. La mise en place de la monnaie dématérialisée permettrait au pouvoir central de s’assurer que l’argent ne finit pas dans de mauvaises poches.

Plus généralement, ce pourrait être un « outil efficace de politique économique », souligne Mary-Françoise Renard. Si, par exemple, Pékin veut que les Banques prêtent plus d’argent à des petites entreprises, un yuan 2.0 peut permettre de s’assurer que ces institutions financières appliquent fidèlement les consignes du pouvoir.

S’imposer face au dollar

Les détracteurs du régime chinois craignent, évidemment, les dérives autoritaires potentielles du déploiement de cette monnaie. Il serait facile pour les autorités de s’assurer qu’un individu qui n’a pas « un bon score de crédit social ne puisse pas faire certaines dépenses comme acheter des billets de trains, par exemple », souligne Robert Murray, spécialiste des questions de monnaie numérique pour le Foreign Policy Research Institute, un cercle de réflexion conservateur aux États-Unis.

Les risques associés à cette collecte de données ne concernent d’ailleurs pas seulement les Chinois. Pékin compte en effet exporter son yuan numérique et en faire « une arme dans la bataille pour l’hégémonie technologique avec les États-Unis », assure Mary-Françoise Renard. La Chine dispose d’une importante avance sur les autres pays en matière de monnaie digitale et « celui qui réussira le premier à proposer une telle devise à l’échelle internationale aura un avantage certain pour contrôler le marché », confirme Nathalie Janson.

Pékin espère ainsi en partie écorner la domination du dollar sur les transactions internationales. « Les paiements en DCEP seront plus rapides et moins chers qu’avec le système actuel de validation des transactions, ce qui peut suffire à convaincre des entreprises qui ont l’habitude de faire des affaires en Chine. Même si, en échange, cela signifie qu’elles offrent à Pékin un droit de regard sur la manière dont cet argent est dépensé », estime Robert Murray.

Comme l’utilisation de ce yuan numérique nécessite simplement d’avoir le porte-monnaie virtuel sur son smartphone, cette solution pourrait aussi séduire les 1,7 milliard d’individus dans le monde qui ne peuvent pas ouvrir de compte en banque. À cet égard, ce peut être une arme formidable pour étendre la sphère d’influence chinoise dans les pays en développement. Il peut devenir un outil d’influence qui viendrait « compléter le dispositif des nouvelles routes de la soie [le vaste programme d’investissement chinois dans les infrastructures hors de Chine, NDLR] », estime Nathalie Janson.

La finalité du futur yuan numérique est donc double : d’abord, mieux contrôler et comprendre la manière dont les Chinois dépensent leur argent ; ensuite, étendre la sphère d’influence économique chinoise au détriment des États-Unis et de son dollar. Vaste programme, qui permet de mieux comprendre l’enthousiasme de l’économiste chinois Xu Yuan, qui a déclaré au South China Morning Post que « dans plusieurs années, et avec le recul, les deux faits historiques marquants de 2020 ser[aie]nt la pandémie de Covid-19 et le lancement de la monnaie dématérialisée chinoise ».

C’est peut-être présumer un peu rapidement du succès du yuan numérique, mais il est sûr que si le plan chinois se déroule sans accrocs et que tout le monde accepte de jouer le jeu de la nouvelle monnaie, celle-ci pourrait aider Pékin à bousculer un peu plus l’ordre mondial en sa faveur.

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