Après la décapitation d’un professeur, le monde enseignant entre la colère et la « sidération totale »

Au lendemain de l’attaque meurtrière visant un professeur d’histoire, nombre d’enseignants racontent leur « sidération » face à un « acte de barbarie ». Ils déplorent, pour certains, un abandon de leur hiérarchie.

Le monde enseignant se réveille sous le choc, au lendemain de l’assassinat d’un professeur d’histoire qui avait montré à ses élèves des caricatures de Mahomet, vendredi 16 octobre, à Conflans-Sainte-Honorine dans les Yvelines. « Ce qu’il s’est passé a des racines : c’est la haine et la haine de la République », a indiqué, samedi 17 octobre, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer ». « Notre réaction doit être à la hauteur : d’abord la sérénité, ensuite l’unité », a-t-il ajouté, réclamant « une unité de la communauté éducative, et de façon plus générale, une unité des Français ». L’Élysée a indiqué qu’un « hommage national » serait également rendu à la victime.

Comme nombre de ses collègues, Pierre*, professeur d’histoire-géographie dans le Pas-de-Calais est en « état de sidération totale ». « N’importe quel enseignant se met dans la peau de ce collègue. On se dit qu’on ne peut pas franchir un tel stade de violence dans une République comme la nôtre », explique-t-il au téléphone. « Pourtant, en tant qu’enseignants, nous sommes nombreux à avoir déjà imaginé un scénario de ce genre, après les attentats de Charlie Hebdo en 2015. Il y a une culture du risque qui est toujours intégrée dans notre horizon mental, même si la crise sanitaire nous l’avait un peu fait oublier », ajoute-t-il.

« Je continuerai à faire mon travail, comme je l’ai toujours fait »

Pour Pierre, s’en prendre si violemment à un professeur « n’est malheureusement pas un hasard ». « Au-delà de cet acte de barbarie, il y a une violence qui touche à l’identité même de notre profession et à notre vocation de transmettre et de questionner la liberté d’expression », note l’enseignant. Depuis une dizaine d’années, ce professeur de 47 ans aborde avec ses classes de 4e, de 5e et de 6e, la notion de laïcité et l’étude des faits religieux. Un enseignement de quelques heures lors duquel il n’a jamais été confronté à la moindre tension. « On sait toutefois que ces sujets méritent d’être traités avec beaucoup de tact. Je continuerai à faire mon travail, comme je l’ai toujours fait », assure-t-il en disant avoir prévu de consacrer du temps, dès la rentrée, pour parler de ce drame aux élèves.

Même prudence pour Antoine qui enseigne depuis cinq ans l’histoire géographie dans un lycée de Seine-Saint-Denis. « Il ne faut pas se mentir, il y a évidemment des établissements où ces sujets sont plus sensibles ». Avant d’aborder la question de la liberté d’expression, l’enseignant entreprend d’abord un « vrai travail de fond pour mettre ses élèves en confiance ». « Il est impensable pour moi de projeter en classe une caricature de Mahomet, sans expliquer avant à mes élèves les tenants et les aboutissants du cours. Cela serait contre-productif, voire dramatique ! Il faut préparer la séance en amont, désamorcer leurs préjugés et leur expliquer qu’il n’y a aucune attaque à la religion », complète-t-il.

« Je n’osais plus montrer les caricatures de Mahomet »

Encore « sous le choc » de cet assassinat, le jeune professeur comprend que certains de ses collègues puissent être découragés ou angoissés. « Notre métier est déjà difficile, mais il faut aller au-delà de cette peur, redoubler d’efforts, car notre mission est de leur faire comprendre le monde », ajoute l’enseignant. Selon lui, l’une des solutions avancées pourrait être de consacrer davantage d’heures aux cours d’éducation morale et civique (EMC). « Nous devons développer leur éveil culturel, car c’est en leur montrant d’autres cultures qu’on se questionne sur la sienne ».

Stéphanie*, professeure dans un lycée d’Île-de-France, a « fondu en larmes », en apprenant l’attaque. Puis la colère a pris le dessus. « Je suis très meurtrie par cette barbarie, mais je le suis tout autant par la cécité de l’Éducation nationale. En tant qu’enseignants, nous ne sommes pas suffisamment soutenus face à ces problèmes liés à la laïcité. On nous prend pour des gens fragiles, alors que les tensions ne font que s’accentuer au fil des ans ». Avant d’être mutée en région parisienne, l’enseignante a connu plusieurs expériences difficiles, notamment lorsqu’elle travaillait en Auvergne-Rhône-Alpes. « Ce n’était pas une zone sensible et pourtant, lors de certains cours, je n’osais plus montrer les caricatures de Mahomet », se souvient-t-elle.

« Un ‘pas de vague’ mortifère »

Ce sentiment d’être abandonné, lâché par sa hiérarchie n’est pas une opinion isolée au sein du monde enseignant. Bruno Modica, professeur à Béziers et porte-parole de Clionautes, association de professeurs d’histoire et de géographie, la partage comme nombre de ses collègues. « L’Éducation nationale a choisi le ‘pas de vague’. Autrement dit : de fermer les yeux face aux problèmes que l’on rencontre en classe. Mais ce ‘pas de vague’ peut se révéler mortifère », déplore cet ancien journaliste.

« Beaucoup de chefs d’établissements préfèrent ne pas relever des signaux de radicalisation, tout simplement car ils craignent que leur carrière en pâtisse.

Résultat : les enseignants ressentent aujourd’hui un profond désenchantement et un sentiment d’abandon. Il y aura bien un hommage, une minute de silence à la rentrée et les profs recevront encore une masse de circulaires… Très bien. Mais tant que leur parole ne sera pas mieux considérée par leur hiérarchie, d’autres drames pourront survenir », estime le porte-parole.

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