En déambulant dans les étroites ruelles de la haute ville de Bonifacio, à deux pas des falaises de calcaire sculptées par l’érosion, l’environnement architectural donne l’étrange impression de faire un bond de plusieurs siècles en arrière.
Ici, au cœur de cette petite cité médiévale, commune la plus méridionale de France métropolitaine, souvent désignée comme « l’île dans l’île », tout porte la marque de l’histoire. Dans la vieille citadelle ceinturée de remparts, à l’extrême sud de la Corse, les façades des monuments sont imprégnées de l’architecture romane. Le Palazzo pubblico rappelle le siège du pouvoir génois et les aqueducs à même le sol relient encore les demeures médiévales bâties à flanc de falaise.
Les plus chanceux entendront peut-être une langue aux lointains accents que l’on reconnaît comme d’origine ligure. Car entre les murs de la citadelle de Bonifacio subsiste encore, avec une incroyable résistance, ce que d’irréductibles locuteurs se plaisent à appeler « leur langue ». « A se lengua », comme l’écrivent les linguistes soucieux de laisser une trace de ce bonifacien ne figurant même pas sur la liste des langues régionales de France.
Dans la cité des falaises, quelque 150 personnes font vivre ce parler local qui cohabite discrètement avec le français et le corse. « C’est la langue de nos racines, elle fait partie de notre identité, même si on ne la parle plus que dans quelques familles aujourd’hui », explique Anne-Marie Zuria. À 63 ans, cette Bonifacienne de souche fait partie du dernier cercle des locuteurs – « les derniers Mohicans », dit-elle, avec un sourire en coin – qui ont baigné dans cette langue et entretiennent encore la flamme.
Depuis 1993, avec son association Dì Ghi di Scé, elle s’efforce de maintenir ce vieux parler de matrice génoise, qui doit avoir l’âge de son implantation dans la cité, lorsque Bonifacio devint colonie de la République de Gênes, à la fin du XIIe siècle. Contrairement aux autres présides génois de l’île, la cité des falaises a préservé quelques bribes de son parler ligure. Aux yeux des linguistes qui ont exploré le sujet, son maintien est sans doute un fait unique en Corse et à l’échelle de la France entière. « Pendant sept siècles, Bonifacio a vécu détachée du reste de l’île, comme une sorte de zone franche génoise, jusqu’à la conquête française de 1769, raconte Alain di Meglio, adjoint au maire délégué à la culture et professeur des universités. En prenant possession de la ville, les Génois avaient opéré une colonisation par substitution de la population en place, ce qui explique en partie cette enclave ligure et la pérennité du bonifacien. »
Durant des siècles résonne ainsi dans la citadelle ce parler qui attise la curiosité. Comme Alain di Meglio, bon nombre de Bonifaciens considèrent cette langue comme un marqueur fondamental de leur identité propre. Si bien que le Corse arrivant dans la cité des falaises se sent étranger à ce parler local qu’il ne peut comprendre. Aujourd’hui, les rares fois où on l’entend, c’est au détour d’une discussion au Café niçois, une petite institution de la vie locale aux allures hors du temps. Dans cette petite ville de 3 000 résidents permanents, qui voit défiler chaque été plus de 2 millions de touristes, ceux qui s’attachent à préserver cette pratique ne se bercent pas d’illusions sur sa disparition prochaine. Ceux qui le parlent couramment aujourd’hui ont tous passé la cinquantaine. Si la transmission orale des vieilles familles, y compris au sein de la diaspora, a été une réalité jusqu’aux années 1960, le renouvellement générationnel et démographique lui a porté un coup fatal.
À de rares exceptions près, les jeunes n’accrochent pas. Sans enseignement au sein de l’école publique, l’érosion opère inéluctablement depuis plus de deux siècles et le dernier cercle de locuteurs se résout difficilement à voir cette langue disparaître. Certes, il existe de maigres écrits dispersés et quelques lexiques de linguistes passionnés qui laisseront une empreinte de ce bonifacien assimilé à un dialecte, mais son expression, essentiellement orale et limitée à quelques échanges informels entre Bonifaciens, en fait une langue purement symbolique, dont le rayonnement ne dépasse pas les murs de la cité. Malgré tout, une chronique en bonifacien est publiée dans le bulletin municipal de la ville, devenu la seule vitrine officielle de ce patrimoine immatériel. « C’est le destin d’une enclave linguistique. Une langue est éteinte quand elle n’a plus de locuteurs de naissance, ce qui est en passe d’être le cas, considère Alain di Meglio. Nous sommes sans doute la dernière génération. Malgré tout, on espère laisser une trace et maintenir un souffle. Car c’est aussi un morceau de notre âme. »