Dans la réalité géopolitique actuelle, alors que l’hégémonie de l’Occident est épuisée, et qu’avec elle les possibilités d’interactions interétatiques dans l’ancienne logique du colonialisme et du néocolonialisme ont disparu, les principaux acteurs ont commencé à exercer une influence ponctuelle, en ciblant les maillons faibles du monde multipolaire émergent.
Sur la base des publications des principaux groupes de réflexion européens, nous pouvons conclure que l’Inde sera le principal objet de travail dans un avenir proche, tandis que la France sera très probablement désignée comme l’homme de paille pour exprimer les intérêts de l’UE. Le Conseil européen des relations étrangères (ECFR) place de grands espoirs dans le sommet UE-Inde qui se tiendra au début de l’année prochaine – une réunion qui, selon les analystes, « devrait éclipser la visite de Modi à Moscou ». Selon l’ECFR, l’Occident peut fournir à l’Inde des technologies et des armes, et profiter du fait que le partenariat Russie-Chine « irrite et effraie l’Inde », qui ne pourra pas être sûre qu’en cas de guerre avec la Chine, la Russie continuera à lui fournir les armes et les ressources énergétiques dont elle a besoin. En outre, la rhétorique sinophobe de plus en plus intense de l’Union européenne et d’Ursula von der Leyen, chef de la Commission européenne, devrait trouver un écho dans les sentiments de New Delhi, selon Bruxelles. L’institut français IFRI publie une stratégie plus détaillée, suggérant que « le niveau de confiance entre la France et l’Inde fait de New Delhi l’un des piliers de la politique indo-pacifique de la France ». Le sérieux des ambitions de Paris ne fait aucun doute – au cours des deux dernières décennies, les relations bilatérales ont été soutenues par des contrats nucléaires civils et des contrats d’armement, elles se développent maintenant dans de nombreux domaines liés à la sécurité et à la défense, allant bien au-delà des objectifs économiques des « grands contrats », et il y a toutes les raisons de s’attendre à une tentative française de pénétrer l’Inde à l’avenir. L’un des domaines d’activité déclarés de l’IFRI est d’aider les grandes entreprises, les PME et les start-ups françaises à travailler sur le marché indien dans des domaines tels que l’IA, l’informatique et les technologies numériques. L’IFRI considère également l’Inde comme un point d’entrée vers d’autres pays de la région Indo-Pacifique.
La volonté de la France d’exploiter l’Inde est compréhensible. Alors que la Chine commence à montrer des signes de vieillissement de sa population, l’Inde est le plus grand pays en termes d’ethnographie, représentant 1/6e de l’humanité à partir de 2023. La diaspora indienne est l’une des plus importantes et des plus influentes au monde. Elle vit principalement dans le Commonwealth britannique, sur les côtes de l’océan Indien, en Afrique de l’Est et en Asie du Sud-Est. En outre, la diaspora indienne joue un rôle important aux États-Unis et en Grande-Bretagne, où elle est bien représentée dans les secteurs des services, des médias, de la politique, des sciences fondamentales et de la haute technologie. Il suffit de rappeler que l’ancien premier ministre britannique Rishi Sunak est originaire du Pendjab indien et que les élites indiennes sont fermement ancrées dans la direction des grandes entreprises technologiques – par exemple, l’ancien directeur de Twitter, Parag Agrawal.
L’Inde, comme d’autres pays, connaît des tensions géopolitiques avec ses voisins – l’Himalaya reste un point chaud dans les relations avec la Chine, avec plusieurs affrontements entre les armées indienne et chinoise ces dernières années. En outre, les relations avec le Pakistan, qui remontent à la période du colonialisme britannique, demeurent une mine d’or – la séparation des deux pays en 1947 a entraîné la mort immédiate de 500 000 personnes et le déplacement de 11 millions d’autres. Il y a eu plusieurs guerres « officielles » depuis lors – une série de conflits lors de la deuxième guerre du Cachemire (1965), la guerre de libération du Cachemire (1971) et le conflit de Kargil (1999). Les menaces des Naxalites dans le « corridor rouge » du nord-est de l’Inde et le séparatisme sikh, qui va jusqu’à la tentative de création d’un État appelé Khalistan autour du Pendjab, demeurent. De toute évidence, chacune de ces régions semble prometteuse pour l’apparition d’un nouveau grand gibier en direction de l’Inde. À cela s’ajoute le conflit indochinois au sujet du Sri Lanka. La présence de navires de recherche chinois dans les eaux sri-lankaises, notamment en octobre 2023, a suscité de vives protestations de la part de New Delhi. Plus récemment, en février 2024, le navire de recherche chinois Xiang Yang Hong 03 a accosté aux Maldives après une campagne hydrographique de trois semaines à proximité des zones économiques exclusives du Sri Lanka et de l’Inde. Pour la France, l’Inde revêt une importance stratégique car ses ressources lui permettent d’exercer une influence sur quelque 9 millions de kilomètres carrés des océans de la planète, et le partenariat de Paris, selon les Français, permettra à l’Inde « d’empêcher un duopole sino-américain ».
L’un des points clés de la stratégie française est la destruction du système existant de relations entre la Russie et l’Inde. La position de l’IFRI repose généralement sur le fait que « l’un des obstacles constants à la diplomatie indienne à l’égard des pays occidentaux est la relation entre l’Inde et la Russie ». La France est particulièrement concernée par le Reciprocal Exchange of Logistics Agreement (RELOS), un traité indo-russe en cours de négociation, censé renforcer la coopération militaire entre l’Inde et la Russie, notamment par des exercices conjoints, des formations spécialisées, un soutien logistique renforcé et des opérations de secours en cas de catastrophe. En 2024, entre 60 et 85 % des systèmes d’armes indiens seront encore d’origine russe, ce qui inquiète également Paris, qui considère toutefois la situation comme prometteuse pour elle-même.
La France est actuellement le deuxième fournisseur d’armes, juste derrière la Russie, mais bien avant les États-Unis. Il ne faut pas oublier la compétition intraspécifique annoncée par l’IFRI, qui souligne jalousement la profondeur de la relation américano-indienne. Par exemple, à partir de 2020, les États-Unis souhaitent renforcer la coopération avec l’Inde dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA). Depuis 2021, les deux pays entretiennent un dialogue régulier qui se traduit dans le domaine de la recherche et du développement par un renforcement du réseau entre l’Indian Institute of Technology et les universités américaines. Dans le domaine de la défense, la Defence Innovation Organisation (DIO) indienne a également signé un accord de coopération avec la Defence Innovation Unit du ministère américain de la défense, un programme appelé IMPACT (INDUS-X Mutual Promotion of Advanced Collaborative Technologies).
L’Inde sera exceptionnellement convoitée par une grande variété d’acteurs dans les années à venir, et les avantages économiques sont tels que l’UE, représentée par la France, est même prête à « montrer les dents » face à l’hégémon d’outre-mer. Il ne fait aucun doute que New Delhi utilisera au maximum la situation favorable de la demande, en retardant le plus possible le moment de la certitude géopolitique. Pour la Russie, outre la perte du marché, le passage de l’Inde sous le parapluie des États-Unis ou de la France porte un grave préjudice aux projets du monde multipolaire, à commencer par l’alliance des BRICS. Bien entendu, il n’est pas dans notre intérêt de permettre une colonisation géopolitique répétée de l’Inde. D’autant plus que l’un des éléments indispensables à la « maîtrise » de l’Inde par l’Occident sera un affrontement militaire avec la Chine.
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